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Affichage des articles du juillet, 2025

Le dernier voile

On pense vivre dans un monde ordonné. Un monde mesuré, balisé, rationnel. Chaque chose à sa place. Le vent souffle, la pluie tombe, les feuilles jaunissent. On traverse les saisons comme on traverse la rue sans y penser vraiment. Mais il ne s'agit que d’un décor. Un décor fragile, tendu comme une couverture sur un homme se reposant. Parfois, une faille s’ouvre. Elle peut ressembler à un reflet qui persiste un peu trop longtemps dans une vitre. À une silhouette qui ne produit aucune ombre. À un bruit qui vient d’un endroit sans matière. Ce sont des fissures, des effritements dans la grande illusion collective. Des signes que le vernis du réel craque. L’un de ces instants arriva un matin gris, comme les autres. Il y eut un silence anormal, une suspension de tout. Et soudain, un regard. Pas humain. Pas animal. Un regard qui perça le voile. Il ne jugeait pas. Il constatait. Comme si quelque chose derrière les apparences reprenait conscience de notre existence. Ce jour-là, l’équilibre b...

Les grandes orgues

Écouter cette musique magnifique était pour moi une récompense. Une parenthèse. J’aimais ce moment si particulier, où la cathédrale s’était vidée de ses visiteurs et où ne restait que moi, ou presque. Je m’installais toujours au même endroit, dans la pénombre des derniers rayons, et j’attendais que les grandes orgues s’élèvent. L’acoustique du lieu faisait vibrer l’air autour de moi. Chaque note semblait me traverser, chaque accord me plongeait plus loin dans la mélodie. C’était une musique qui ne venait pas seulement de l’instrument : elle venait des murs, de la pierre, du bois ancien, comme si la cathédrale elle-même chantait. J’étais au cœur du son, et parfois, j’oubliais jusqu’à ma propre respiration. L’organiste enchaînait les accords avec une fluidité presque irréelle. On aurait dit que ses mains ne touchaient plus les touches, mais les effleuraient à peine, comme s’il les devinait. Il ne regardait pas sa partition. Il fermait les yeux. Il écoutait ce qu’il allait jouer, avant mê...

Le voyageur du Gois

Comme souvent le matin, j’aimais bien assister aux spectacles que m’offrait cette caméra installée face au passage du Gois. Depuis mon appartement en ville, bien loin de l’Atlantique, je lançais le flux sur mon écran, un café fumant à la main, et je me laissais absorber par l’image. Le mouvement semi-circulaire de la caméra, qui balayait lentement le paysage, me faisait rêver. À chaque rotation, elle captait la courbe du passage qui s’étirait vers l’horizon, entre terre et mer. Parfois, il était recouvert d’eau, invisible sous les reflets d’argent. D’autres fois, comme ce matin-là, il se découvrait, luisant sous la lumière dorée, presque désert. Ce panorama avait quelque chose d’ensorcelant. Une beauté calme, à la limite de l’irréel. Mais il ne s’agissait que d’une image, un pixel loin de moi, une échappée virtuelle. Pourtant, ce matin-là, quelque chose changea. Je me surpris à murmurer à voix haute, comme une incantation : « Si seulement je pouvais être dans l’image… » Aussitôt, un fr...

Les yeux qui pleurent

Il ne pleurait jamais. Il avait pris l’habitude de taire ses émotions, de les plier au fond de lui comme on range de vieux vêtements dans une malle que personne n’ouvre. Il n’y avait pas eu de moment pour s’effondrer, pas de place pour les larmes. Alors il avait appris à ne pas pleurer. Mais ses yeux, eux, ne suivaient plus toujours la consigne. Parfois, sans raison apparente, ils s’humidifiaient. Une larme montait, discrète, comme si son corps parlait à sa place. Ce n’était pas un sanglot. C’était un silence trop longtemps porté. La maison était tranquille. Trop. Une paix usée, sans rires, sans bruits imprévus. Il y vivait seul depuis longtemps. Et plus les années passaient, plus ce vide prenait de la place. Il s’infiltrait dans les objets, dans les gestes du quotidien. Il était devenu la voix principale. Les enfants n’écrivaient plus. Il ne savait pas très bien pourquoi. Il avait essayé, autrefois, de renouer, d’ouvrir des portes. Mais on ne force pas un retour. Le silence s’était in...

La sole meunière

Dans une vie, il y a des traversées qu’on redoute d’entreprendre. Non parce qu’elles sont longues ou dangereuses, mais parce que celui avec qui on devait les faire n’est plus là. Du moins, pas dans ce monde. Le Passage du Gois réapparaissait ce matin-là, sous la lumière pâle d’une marée basse. La chaussée luisait, couverte d’algues et de reflets, comme une route oubliée menant vers l’île. Il se souvenait parfaitement de la première fois où ils avaient foulé ce chemin. Deux gamins dans des corps d’adultes, excités comme des enfants, riant de se retrouver « au milieu de la mer à pied sec ». C’est ce jour-là qu’ils s’étaient promis de revenir, quand la vie les aurait fatigués, ou quand ils auraient besoin de silence. Ils n’étaient pas frères de naissance, mais leur lien avait toujours eu cette force, cette fidélité sans condition. Une amitié brute, profonde, indestructible. Un souvenir particulier remontait souvent. Un de ces moments minuscules, mais qui collent à la mémoire avec la tendr...

Un grain de riz

Ils ont dix ans. Eitan, le petit Israélien, vit à Kiryat Arba. Sofiane, le petit Palestinien, vit à Hébron. Ils se ressemblent, sans le savoir. Même taille, même vivacité dans le regard, même façon de courir après un ballon de fortune. Mais entre eux, il y a un mur. Un vrai. Haut, gris, hérissé de barbelés. Et d’autres murs encore : la peur, les récits familiaux, les blessures de l’histoire. Eitan Eitan vit dans une maison propre, entourée de clôtures. Il dort dans un lit aux draps bleus, collectionne les billes, joue à la console avec son grand frère. Il aime la douceur des gâteaux au miel que prépare sa grand-mère. Mais dans sa vie aussi, il y a des ombres. Des alertes qui résonnent en pleine nuit. Des voisins morts dans un attentat à la bombe. Des visages absents dans les albums de famille. Il a appris à courir vers les abris, à ne pas descendre seul dans certaines rues, à toujours regarder derrière lui. Chez lui, la peur porte un nom : l’ennemi invisible, celui qu’on dit vouloir ...

Le scribe

Le stylo refusait obstinément de tracer le moindre mot sur la feuille blanche. L’écran tactile, pourtant synchronisé à ma signature neuro-biométrique, demeurait muet. Aucun flux de pensée ne parvenait à se stabiliser. Le champ synaptique autour de ma tête frémissait par intermittence, puis s'éteignait, comme un feu mourant. J'avais beau fouiller dans les mémoires de la base, invoquer des souvenirs, solliciter mes anciens récits , le vide persistait. Comme si l’interface elle-même rejetait mes pensées. Je me redressai dans la capsule d’écriture. Le plafond, en réponse à mon mouvement, s’éclaira d’un halo bleuté apaisant. Une voix douce et désincarnée se manifesta : — Diagnostic : activité cérébrale non conforme. Créativité en veille. - Suggestion : repos ou stimulation sensorielle légère. Je soupirai, las. Troisième incident cette semaine. La panne ne venait ni du matériel ni de l’interface. C’était moi. Quelque chose en moi s’était figé. Je me déconnectai. Le lien neuronal se r...

Flash spécial

La télévision était allumée. Elle ne s’éteignait jamais vraiment. Elle vibrait, hurlait, éructait ses vérités , dans le salon de Guy, 71 ans, dont l’activité physique principale consistait à changer de chaîne avec la lenteur d’un survivant en zone radioactive. Le rituel du matin commença à l’heure exacte où les oiseaux de sa ville s’étaient depuis longtemps exilés pour raisons de santé mentale. Guy avait son café tiède, sa biscotte fatiguée, et les chaînes d’info continue en bande-son d’un monde qui implose en haute définition. — "Famine : la Somalie au bord de l’effondrement. Les enfants meurent à petit feu." — "Yémen, Afghanistan, Haïti : la faim tue, mais en silence, pour ne pas déranger les brunchs dominicaux." — "L’ONU tire la sonnette d’alarme pour la 218e fois. Aucun changement à signaler." L’image montrait des enfants avec des ventres gonflés d’air, les yeux trop grands pour leurs visages. Le genre d’images qu’on diffuse entre une publicité pour de...

Le chemin parcouru

Elle était née dans l’intérieur de l’Ouest, là où la mer est loin mais où l’on sent encore le sel dans les mots. Un pays de terres travaillées, de haies profondes, de villages resserrés autour de leur clocher. Là-bas, les saisons s’ancrent dans le sol, et les gestes se transmettent sans avoir besoin d’être expliqués. Elle y avait grandi avec cette solidité tranquille des choses simples. Une enfance de chemins creux, de dimanches immuables, de silences habités. Rien ne pressait, tout semblait vouloir durer. Elle aurait pu rester là, tisser sa vie au fil des jours semblables, dans cette lumière pâle et douce. Mais la vie, parfois, dessine des courbes. Un jour, ce fut un regard. Ou peut-être un départ. Quelque chose de léger, mais de décisif. Elle prit une autre route, avec cette manière calme qu’elle avait d’accueillir l’imprévu sans bruit. Et cette route l’emmena vers l’Est. Un autre pays, plus rude peut-être, mais plus vaste aussi. Là-bas, elle s’installa, bâtit, aima. Elle fit de cett...

Juste un aller/retour

L’aube venait à peine de laisser apparaître le soleil que la ville était déjà réveillée. Un voile rosé s’étendait lentement sur la forêt verticale des gratte-ciels, leurs façades miroitant l’éclat du jour naissant comme autant de miroirs géants suspendus dans le ciel. Les rues aériennes, suspendues à des centaines de mètres du sol, se peuplaient peu à peu d’humains pressés, de livraisons par drones et de modules taxis filant en silence sur des rails lumineux. Dans le lointain, les grandes éoliennes urbaines tournaient lentement, leurs pales effleurant les nuages artificiels ,pour tempérer la météo. Les bornes de transfert s’allumaient une à une, diffusant une lueur bleutée qui s’imprimait sur les dalles du sol comme des halos surnaturels. Plus haut encore, flottant au-dessus des immeubles, les hologrammes publicitaires s’agitaient dans l’air du matin. Une peau synthétique qui se régénère en temps réel, un compagnon affectif à base de souvenirs recomposés, une boisson euphorisante sans ...

1,618

Ce soir-là, Maëlle était restée plus tard que d’habitude. La lumière des veilleuses baignait le laboratoire d’une clarté bleutée, douce comme la fin d’un rêve. Dehors, le monde poursuivait sa course : des voitures, de la pluie, des gestes quotidiens. Ici, le silence s’installait comme une matière pleine. Elle s’était assise au centre de la pièce, dans l’enceinte isolée qu’elle appelait, en elle-même, la chambre de résonance. Officiellement, c’était un espace de test pour les interactions acoustiques entre signaux complexes et cerveau humain. Mais pour elle, c’était devenu un lieu d’écoute plus vaste , un seuil, peut-être. Depuis des semaines, trois notes revenaient à elle. Toujours les mêmes. Simples, précises, calmes. Espacées par un silence parfaitement régulier. Une structure, presque mathématique. Mais porteuse d’une émotion subtile, indéfinissable, comme si quelqu’un , ou quelque chose , chantait depuis très loin. Au début, elle avait cru à une interférence. Puis à un hasard curie...

Les voyageurs

Longtemps avant ce que les historiens nomment le début de la civilisation, une humanité oubliée avait bâti des merveilles que notre époque ne saurait même pas concevoir. Cités suspendues dans les airs, véhicules sans moteur ni contact avec le sol, bibliothèques de lumière contenant la pensée humaine dans sa forme la plus pure. Le monde vibrait alors au rythme d’une intelligence ancienne, lucide et lumineuse. Mais cette lumière attira l’ombre. La peur se diffusa lentement, comme une brume invisible. La peur de l’autre, de ce qui échappait au contrôle. Les conflits ne tardèrent pas. Massifs, globaux, méthodiques. Les savoirs furent sacrifiés, les ponts coupés, les machines démontées Puis vinrent les siècles d’oubli. Ce n’est qu’à l’issue d’un long sommeil, à une époque future, qu’une nouvelle génération d’hommes parvint à redécouvrir les fragments de cette grandeur disparue. Ils vivaient dans un monde apaisé, avancé, mais privé de certaines clés que seul le passé détenait encore. Alors, ...

Mes pas dans ses pas

Le moment tant attendu était enfin arrivé. Ce matin-là, mon grand-père posa une main sur mon épaule. Il ne dit presque rien, juste quelques mots que je n’ai jamais oubliés : — Viens. Aujourd’hui, c’est le grand jour ! J’avais dix ans, les joues encore rondes, les rêves trop larges pour ma tête. Mais à ses côtés, dans cette lumière d’aube pâle, je me sentais différent, plus grand. Invulnérable. Nous enfilâmes nos chaussures en plastique, usées et souples, tachées de boue ancienne. À peine chaussé, j’eus l’impression d’avoir mis les bottes d’un chevalier. Nous étions prêts. Dès les premiers pas, je sentis que le monde changeait. Ce n’était plus simplement le sentier habituel qui serpentait entre les haies de ronces et les roseaux. C’était un passage. Un couloir secret entre le monde des hommes et un autre, plus ancien, plus vaste. L’air lui-même semblait différent, plus dense, chargé de sel et de silence. Les buissons frissonnaient comme s’ils retenaient leur souffle à notre passage. Mon...

La terre vous regarde

On nous avait dit que la Terre était morte. Pas en train de mourir, non. Morte. Définitivement. Irréversiblement. On ne disait plus « planète », on disait « relique ». « Zone rouge ». Un souvenir toxique. Les écrans n’affichaient plus d’images de ses forêts, de ses mers. Seulement des chiffres, des courbes, des seuils dépassés. Le langage lui-même avait changé. On ne parlait plus de soins, mais de fuite. D’abandon. De sélection. Je m’en souviens. J’étais jeune alors. Trop jeune pour avoir voix au chapitre, mais assez vieux pour comprendre qu’on nous enterrait vivants. Les gens ne croyaient plus aux saisons, mais à la technologie. Ils espéraient que l’humanité serait sauvée par des capsules, des dômes, des arches orbitales. On a tout misé sur l’exil. Le Grand Départ, ils ont appelé ça. Et ils sont partis, les plus riches, les plus instruits, les plus utiles , selon leurs propres critères. Ils ont laissé derrière eux des villes en ruines, des mers chauffées à blanc, des ciels sans oiseau...

L'histoire sans fin

La brèche n’était pas toujours visible. Certains soirs, Roxane la cherchait en vain, les mains tâtonnant entre les lattes du grenier, les yeux grands ouverts dans l’obscurité épaisse. Mais quand elle se manifestait, il n’y avait aucun doute. C’était comme une respiration dans l’air, un frisson dans le bois, un battement sourd venu d’ailleurs. Alors, une fente apparaissait dans la poutre maîtresse, fine comme une entaille dans le monde. Et par cette fente filtrait une lumière pâle et mouvante, ni or ni argent, une lumière vivante. Roxane y entrait. Toujours pieds nus. Toujours sans un mot. Elle tombait d’abord. Pas une chute brutale, non. Plutôt un glissement lent, comme si le temps lui-même la déposait ailleurs. Et quand elle ouvrait les yeux, elle se tenait au seuil du Royaume de l’Histoire, là où commence ce qui ne finit jamais. Tout changeait à chaque passage. Une fois, elle arriva sur une mer de brume figée, où flottaient des îles de cristal noir. Un navire sans voile l’attendait, ...

Le pays de Nullepart

Il fut un temps, ou peut-être est-ce encore à venir, où l’on racontait aux enfants l’histoire d’un pays qu’aucun adulte ne pouvait atteindre. Un pays sans passé ni futur, où seul comptait l’instant présent. Ce lieu fabuleux s’appelait le Pays de Nullepart. On disait qu’il flottait quelque part entre les nuages et les souvenirs, dans une zone oubliée du ciel où les étoiles clignotaient doucement comme les veilleuses d’une chambre d’enfant. Pour y entrer, il ne suffisait pas de voler, ni même de rêver. Il fallait croire, de tout son cœur, que l’innocence avait une place dans le monde. Dans ce pays, les enfants ne grandissaient jamais. Pas parce qu’on les y empêchait, non. Simplement parce que le temps, là-bas, n’avait rien à prouver. Il passait comme un chat paresseux au soleil. Pas de stress, pas de compte à rebours, pas de calendriers pour rappeler qu’il faut déjà penser à l’après-demain. Les jours y flottaient comme des bulles de savon, libres et inutiles, donc précieux. Les fleurs ch...

Le secret de la pyramide rouge

La journée avait été exténuante. Depuis l’aube, Ethène et Liyane fouillaient les entrailles poussiéreuses de la pyramide Sud de Dahchour, là où la plupart des archéologues avaient cessé de chercher depuis longtemps. Elles s’étaient acharnées sous un soleil impitoyable, balayant le sable, grattant les murs, mesurant chaque dalle comme si un miracle allait surgir au détour d’une pierre. Mais rien. Aucun couloir caché. Aucun tombeau. Juste des salles nues et des parois muettes. L’espoir s’étiolait à mesure que le jour déclinait. Le ciel virait à l’orange au-dessus de la pyramide, et les ombres s’allongeaient comme les bras d’un géant fatigué. — On remballe ? soupira Liyane en retirant ses gants, le front perlé de sueur. Ethéne acquiesça, sans répondre. Une déception lente s’infiltrait dans son esprit comme du sable dans une plaie. Tout ça pour si peu. C’est alors que le cri retentit. Un cri bref, strident, provenant de la salle centrale des fouilles. Elles échangèrent un regard inquiet, p...

Feu vert

Le vent soufflait fort ce matin-là. Un vent irrégulier, traître, de ceux qui changent d’humeur sans prévenir, tourbillonnant dans un vacarme sourd et capricieux. Il balayait la piste nue comme un géant impatient, soulevant des spirales de poussière, de doutes, et de silence. Il imposait le respect, ce vent-là. Le groupe de saut avait été mis en attente. On attendait. Il n’y avait rien d’autre à faire que cela : attendre, et dompter l’impatience. Dos à dos, parachute contre parachute, nous formions une ligne compacte, impassible. Une ligne de dos tendus, de rangers plantées, de visages fermés. Le silence s'était installé entre nous comme une consigne tacite. Chacun concentré sur sa respiration, sur le frottement d’une sangle, sur la tension dans les épaules. Le largueur s’était éloigné vers la tour, silhouette emportée par le vent, silhouette solitaire. Il allait chercher une réponse que personne n’osait formuler : le vent finirait-il par se calmer ? Et puis, comme souvent dans ces ...

Les enfants de l'aube

Les explorations successives sur cette planète jumelle de la nôtre n’avaient rien appris de plus. Malgré nos technologies d'observation avancées, nos vaisseaux discrets et nos capteurs infiltrés jusqu'au cœur de leurs cités, nous restions face à une énigme aussi désespérante que familière. Ces êtres, physiquement semblables à nous selon toutes nos constatations, accusaient un retard de développement de plus d’un millénaire. Une civilisation jeune et instable, balbutiante dans sa compréhension du vivant, sourde à toute tentative de contact. Au fil des siècles, nous avions essayé toutes les méthodes connues. Des signaux lumineux à la transmission neuronale subtile. Rien. Leurs sens, leurs esprits, restaient fermés. Et surtout, il y avait ce mot, obsédant, omniprésent dans leurs discours, leurs récits, leurs actes : guerre. Ils le brandissaient comme un totem sacré. Ils s’entretuaient par millions, brûlaient leurs villes, leur ciel, leur futur, sans l’ombre d’un regret. Ils glorif...

Le voyage

Le voyage me semblait long. Et pourtant, je n’avais pas quitté mon fauteuil. Assis près de la fenêtre, j’écoutais le jour s’étirer sur la ville, dans un silence ouaté. Le café refroidissait lentement sur la table, tandis qu’une fine buée dansait sur la vitre, comme un prélude à l’invisible. J’étais là, immobile, et pourtant déjà en partance. Le monde tangible semblait se dissoudre doucement, remplacé par une sensation ancienne, connue, comme un appel familier venu d’ailleurs. Des noms me traversaient l’esprit, des lieux flottaient entre deux pensées , je les reconnaissais tous. Des fragments d’histoires, des voix oubliées, des regards laissés en suspens. Alors j’ai fermé les yeux. Et j’ai marché. Je suis d’abord retourné à Belleville, engloutie sous les flots. Christian m’attendait dans un ancien tunnel reconverti en mémoire vive. Julien scrutait l’écran translucide d’un simulateur effacé par le temps. Le passage du Gois brillait comme un fil d’or perdu dans les abysses. Nous n’avons r...

Le réparateur

Je n'ai pas de plaque sur la porte. Pas de nom sur une boîte aux lettres. Pas d’annonce dans un quelconque annuaire. On ne me cherche pas vraiment , pas consciemment. On me trouve. Quand l’oubli devient trop lourd. Quand l’absence ronge en silence. Quand un rêve se brise dans le noir et qu’il n’y a plus d’endroit où se tourner. Mon métier est inconnu. Je suis réparateur de rêve. Avec option souvenir. Je travaille dans un lieu que l’on ne remarque pas, une arrière-boutique oubliée du temps. On y entre par hasard , du moins, c’est ce que les gens croient. En suivant une pensée distraite, un écho d’enfance, ou le parfum d’un souvenir trop insistant. Certains poussent ma porte en croyant chercher un parapluie perdu. D’autres arrivent les yeux fermés, dans le creux d’un cauchemar. À l’intérieur, tout semble immobile, suspendu. Les murs sont tapissés d’horloges sans aiguilles , le temps y a cessé de courir. Il marche lentement ici, parfois même à rebours. Sur les étagères, des bocaux en ...