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Ce soir-là, Maëlle était restée plus tard que d’habitude. La lumière des veilleuses baignait le laboratoire d’une clarté bleutée, douce comme la fin d’un rêve. Dehors, le monde poursuivait sa course : des voitures, de la pluie, des gestes quotidiens. Ici, le silence s’installait comme une matière pleine.
Elle s’était assise au centre de la pièce, dans l’enceinte isolée qu’elle appelait, en elle-même, la chambre de résonance. Officiellement, c’était un espace de test pour les interactions acoustiques entre signaux complexes et cerveau humain. Mais pour elle, c’était devenu un lieu d’écoute plus vaste , un seuil, peut-être.
Depuis des semaines, trois notes revenaient à elle.
Toujours les mêmes.
Simples, précises, calmes.
Espacées par un silence parfaitement régulier.
Une structure, presque mathématique.
Mais porteuse d’une émotion subtile, indéfinissable, comme si quelqu’un , ou quelque chose , chantait depuis très loin.
Au début, elle avait cru à une interférence. Puis à un hasard curieux.
Mais ces notes revenaient.
Pas chaque jour.
Seulement lorsque son esprit s’ouvrait sans attente.
Elle s’était alors demandé :
Et si ce n’était pas un bruit parasite,
mais un appel ?
Une clef ?
Car la musique, elle le savait, n’était pas qu’un art.
C’était un langage ancien, antérieur à la parole, à la pensée même.
C’était une architecture de vibrations.
Et les vibrations façonnent le réel.
Chaque fréquence produit une forme.
Chaque rythme ouvre un espace.
Et certaines combinaisons, très rares, peuvent modifier la trame même de ce que l’on appelle le monde.
Elle s’était mise à chercher ces combinaisons. Non dans des logiciels, mais dans son propre corps.
Elle écoutait avec les os, avec le souffle, avec la mémoire des nuits.
Et peu à peu, elle comprit : ces trois notes, espacées d’un silence d’or, étaient une structure de passage.
Un motif capable de faire vibrer une portion d’elle-même sur une autre fréquence d’existence.
Une nuit, elle enregistra un arrangement simple autour du motif. Elle l’écouta en boucle, allongée au sol. Le corps parfaitement détendu. Les pensées dissoutes. Juste de la musique.
Au bout d’un moment, ce ne fut plus de l’écoute. Ce fut une traversée.
Elle sentit quelque chose se décaler.
Pas son corps. Il restait là, tangible.
Mais sa perception, sa présence… glissait, doucement.
Comme un voile qui se soulève.
Elle ne s’endormait pas.
Elle ne rêvait pas.
Elle changeait de densité.
Autour d’elle, la pièce paraissait toujours là.
Mais plus floue, plus lointaine.
Et d’autres formes émergeaient. D’autres couleurs.
Un monde parallèle, glissé sur le même axe que le sien.
Pas ailleurs.
Mais à côté, sur une autre couche du réel.
Elle ne voyait pas avec les yeux.
Elle percevait.
Un espace plus vaste, peuplé de motifs en mouvement.
Des architectures fluides, presque vivantes.
Et dans cet espace, la musique résonnait encore , mais transformée.
Comme si elle avait ouvert un canal de résonance entre les dimensions.
Tout semblait tissé de sons.
Chaque chose avait son timbre, son ton fondamental.
Et le monde, là-bas, n’était pas fait de matière, mais de fréquences conscientes.
Maëlle comprit que le voyage n’était pas une projection, ni un rêve.
C’était un ajustement vibratoire.
Quand l’âme, le corps, et le silence intérieur sont accordés sur la même fréquence qu’un autre monde… la frontière s’efface.
Elle resta longtemps dans cet entre-monde.
Il n’y avait pas de temps, là-bas.
Juste des flux. Des souffles. Des formes douces.
Et puis, peu à peu, elle redescendit.
Non par choix.
Mais comme une vague qui revient au rivage.
Le monde était toujours là.
Les appareils en veille.
La lumière faible.
Son corps, paisible.
Mais quelque chose avait changé.
Elle avait rapporté en elle un écho.
Une mémoire.
Et surtout, la certitude que le réel n’est qu’un niveau parmi d’autres.
Depuis, Maëlle ne cherche plus à prouver quoi que ce soit.
Elle explore.
Elle écoute.
Et chaque fois qu’elle ressent l’appel, elle s’installe au centre de la pièce, ferme les yeux, et laisse les trois notes s’élever.
Parfois, rien ne se passe.
Mais parfois…
Un frémissement dans l’air.
Un flottement subtil dans la conscience.
Et alors, elle repart.
Non pour fuir.
Mais pour franchir.
Pour écouter les mondes invisibles qui, depuis toujours, chantent juste derrière le nôtre.
Elle sait maintenant que la musique est une clef.
Et que ceux qui apprennent à l’entendre non pas seulement avec les oreilles , mais avec l’âme entière , peuvent, parfois, passer de l’autre côté.
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