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Affichage des articles associés au libellé Satire

Murphy le dit

Avec hésitation je prends la télécommande. Comme un automate, je sélectionne une chaîne, sans réfléchir, car j’affiche toujours la même : une chaîne d’informations. Le geste est mécanique, presque rassurant. Murphy, accoudé sur l’accoudoir du canapé, ricane : — Si un geste peut devenir une dépendance, il le deviendra. Et tu appelleras ça : « s’informer ». L’écran s’allume et le générique explose, pompeux, héroïque, comme s’il allait annoncer la découverte de la vérité ultime. On m’assène que l’actualité ne dort jamais. Moi non plus, du coup. Murphy griffonne déjà dans son carnet : — Si une phrase peut sembler intelligente et creuse à la fois, elle sera répétée en boucle. Les experts arrivent, maquillés, cravatés, gonflés d’importance. L’un prédit la catastrophe, l’autre l’embellie, le troisième parvient à combiner les deux pour n’avoir jamais tort. Chacun coupe la parole à l’autre avec la frénésie d’un combat de coqs sous antidépresseurs. Murphy jubile : — Si trois experts peuvent s’an...

La république des micros

Dans ce pays, on ne votait plus depuis longtemps. Les élections avaient été jugées trop lentes, trop incertaines. Désormais, l’avenir de la nation se décidait chaque soir, en direct, sur les plateaux des chaînes d’info en continu. Le pouvoir était détenu par une caste redoutée : les journalistes-stars, ceux dont le visage apparaissait plus souvent que celui des saints sur les vitraux. On les appelait les Oracles du Prime Time. Leurs éditoriaux n’étaient pas des opinions, mais des décrets. L’éditorialiste économique pouvait, d’un haussement de sourcil, déclencher une récession. Un graphique mal expliqué suffisait à décider du prix du pain le lendemain. La chroniqueuse santé annonçait en direct la durée légale de sommeil, le nombre de cafés autorisés par jour, et fixait les amendes pour excès de bâillements. Le commentateur politique, spécialiste du ton grave et de la mine sévère, faisait et défaisait les carrières en une phrase : « Cet homme est fini », disait-il , et aussitôt l’intéres...

La bourse ou la vie

Au sommet d’une montagne vivaient les Lunatix, peuple riche et arrogant. Dans la vallée grouillaient les Cradox, peuple nombreux, bruyant et pauvre. Les Lunatix possédaient tout : l’or, les lois, et jusqu’au pouvoir de dire ce qui avait du prix. Les Cradox possédaient peu, mais réclamaient beaucoup. Chaque fois qu’on leur lançait un os à ronger, ils se battaient pour savoir qui en aurait la plus grosse miette, puis revenaient supplier qu’on leur en jette un autre. Les Lunatix, las de ces jérémiades, tentèrent jadis de régler le problème par les guerres. On arma les Cradox, on les lança les uns contre les autres : on fit couler des torrents de sang. Mais les Cradox, obstinés, renaissaient toujours plus nombreux, comme si la misère les engraissait. Alors, les Lunatix inventèrent une trouvaille plus subtile : la Bourse. Un temple invisible où l’on n’adorait ni dieux ni idoles, mais de simples chiffres dansants. On promit aux Cradox qu’ici-bas, chacun pouvait devenir riche, à condition de ...

Conquêtes

Les ressemblances avec des personnes existantes sont accidentelles. Ou prophétiques … Le jeu avait tourné en boucle toute la nuit. Pas un petit jeu de stratégie pour scouts en mal de pouvoir, non. Un simulateur géopolitique avancé. Ultra-réaliste. Ultra-addictif. Ultra-destructeur . Grâce à un savant dosage de cyber-ruse et d’arrogance bien tempérée, j’avais annexé la moitié d’un pays voisin. Sans armée, sans débat parlementaire, sans sourciller. Un chef-d’œuvre de conquête par glissement progressif. Un peu comme une infiltration virale. Mais avec des drapeaux. La partie nord était tombée, nette et sans bavure. Elle m’appartenait désormais, au nom de la stabilité, de l’ordre, et d’une ambition personnelle que je préférais appeler vision stratégique transnationale (plus chic que “caprice de gamer”). Quant à l’autre moitié du pays, ce ramassis de villages mal alignés et de citoyens opiniâtres, j’avais trouvé la solution : des droits de douane si élevés qu’ils ne pourraient même plus impo...

Flash spécial

La télévision était allumée. Elle ne s’éteignait jamais vraiment. Elle vibrait, hurlait, éructait ses vérités , dans le salon de Guy, 71 ans, dont l’activité physique principale consistait à changer de chaîne avec la lenteur d’un survivant en zone radioactive. Le rituel du matin commença à l’heure exacte où les oiseaux de sa ville s’étaient depuis longtemps exilés pour raisons de santé mentale. Guy avait son café tiède, sa biscotte fatiguée, et les chaînes d’info continue en bande-son d’un monde qui implose en haute définition. — "Famine : la Somalie au bord de l’effondrement. Les enfants meurent à petit feu." — "Yémen, Afghanistan, Haïti : la faim tue, mais en silence, pour ne pas déranger les brunchs dominicaux." — "L’ONU tire la sonnette d’alarme pour la 218e fois. Aucun changement à signaler." L’image montrait des enfants avec des ventres gonflés d’air, les yeux trop grands pour leurs visages. Le genre d’images qu’on diffuse entre une publicité pour de...

Le pays de Nullepart

Il fut un temps, ou peut-être est-ce encore à venir, où l’on racontait aux enfants l’histoire d’un pays qu’aucun adulte ne pouvait atteindre. Un pays sans passé ni futur, où seul comptait l’instant présent. Ce lieu fabuleux s’appelait le Pays de Nullepart. On disait qu’il flottait quelque part entre les nuages et les souvenirs, dans une zone oubliée du ciel où les étoiles clignotaient doucement comme les veilleuses d’une chambre d’enfant. Pour y entrer, il ne suffisait pas de voler, ni même de rêver. Il fallait croire, de tout son cœur, que l’innocence avait une place dans le monde. Dans ce pays, les enfants ne grandissaient jamais. Pas parce qu’on les y empêchait, non. Simplement parce que le temps, là-bas, n’avait rien à prouver. Il passait comme un chat paresseux au soleil. Pas de stress, pas de compte à rebours, pas de calendriers pour rappeler qu’il faut déjà penser à l’après-demain. Les jours y flottaient comme des bulles de savon, libres et inutiles, donc précieux. Les fleurs ch...

Le précipice pour les nuls

Chapitre 1 : Introduction à la Catastrophe Ce matin, comme chaque matin, le monde s’est levé du pied gauche. On l’a entendu craquer, juste à la jonction tectonique entre l’éthique et le bon sens. Les journaux titraient en chœur : « Le précipice se rapproche, mais avec pédagogie. » Sur les plateaux télé, on s'interrogeait : – Faut-il sauter avant que ça s’effondre, ou attendre que le sol disparaisse sous nos pieds ? – Faut-il privatiser le précipice pour une meilleure gestion de la chute libre ? Un expert en géopolitique, lunettes carrées et mèche bien mise, affirmait : – Le précipice est une opportunité. Il faut l’aborder avec ambition. Chapitre 2 : Le manuel Un petit livre jaune faisait fureur dans les librairies : « Le Précipice pour les Nuls », par le professeur Z. Z , était docteur en tout et spécialiste de rien. Il avait compris une chose : si l’on ne peut pas éviter la fin, on peut au moins la commenter avec style. Extrait du chapitre 4 : Les différentes postures en cas de ch...

L' angélus

Dans le clocher moussu de Saint-Révérien, l’angélus sonnait trois fois par jour. Six heures. Midi. Dix-huit heures. Trois carillons espacés, suivis d’un tintement long et profond, comme une prière qui traîne et s’accroche aux collines. Le village s’arrêtait à chaque fois : les mains s’essuyaient aux tabliers, les tracteurs coupaient le moteur, et les vieilles baissaient les yeux, comme si Dieu lui-même passait en inspection. Mais à Saint-Révérien, Dieu était un vieux complice à qui on glissait des secrets à l’oreille. Et dans le silence sacré de l’angélus, chacun pensait à tout sauf au ciel. Le curé, l’abbé Lemoine, officiait depuis plus de trente ans. Ses homélies sentaient la sueur, la résignation, et parfois le vin. Il parlait peu du péché, car ici, tout le monde en vivait. Il n'était plus qu’un témoin — fatigué, complice, et parfois, plus acteur qu’il n'aurait dû. Les messes du dimanche étaient pleines. Pas de foi véritable, non, mais de stratégie sociale. La première rangé...