La république des micros



Dans ce pays, on ne votait plus depuis longtemps. Les élections avaient été jugées trop lentes, trop incertaines. Désormais, l’avenir de la nation se décidait chaque soir, en direct, sur les plateaux des chaînes d’info en continu.


Le pouvoir était détenu par une caste redoutée : les journalistes-stars, ceux dont le visage apparaissait plus souvent que celui des saints sur les vitraux. On les appelait les Oracles du Prime Time. Leurs éditoriaux n’étaient pas des opinions, mais des décrets.


L’éditorialiste économique pouvait, d’un haussement de sourcil, déclencher une récession. Un graphique mal expliqué suffisait à décider du prix du pain le lendemain.


La chroniqueuse santé annonçait en direct la durée légale de sommeil, le nombre de cafés autorisés par jour, et fixait les amendes pour excès de bâillements.


Le commentateur politique, spécialiste du ton grave et de la mine sévère, faisait et défaisait les carrières en une phrase : « Cet homme est fini », disait-il , et aussitôt l’intéressé disparaissait, avalé par le néant médiatique.



Autour d’eux, un peuple hypnotisé, nourri en continu par les notifications, les sondages instantanés et les polémiques recyclées en boucle. La vérité ne se trouvait plus dans les faits mais dans la fréquence des reprises : une phrase répétée mille fois devenait loi, une rumeur relatée cent fois devenait certitude.


Le parlement ? Dissous depuis longtemps, remplacés par les plateaux-débats où s’affrontaient des chroniqueurs interchangeables. Celui qui criait le plus fort avait raison. Celui qui faisait rire le public imposait sa réforme. Une taxe fut un jour abolie non par souci de justice mais parce qu’un présentateur l’avait tournée en dérision avec un bon mot.


La censure, évidemment, n’existait pas. Le mot avait été banni. On parlait à la place de modération bienveillante . Toute parole divergente était rapidement classée comme toxique ou complotiste, puis effacée. Ceux qui insistaient étaient livrés au tribunal suprême des réseaux sociaux, où la foule, armée de pouces rouges et de hashtags vengeurs, les condamnait à la mort numérique.


Pourtant, un jour, une faille est apparue. Dans un quartier oublié, un vieil imprimeur clandestin fit circuler un feuillet froissé, tiré à la main. Il n’y avait ni logo, ni signature, ni opinion. Seulement une question :


« Et si nous cessions de les écouter ? »


Ce fut un séisme. Les chaînes d’info interrompirent leurs programmes. Les experts défilèrent pour dénoncer ce texte subversif : un sabotage, une attaque étrangère, une manipulation. Les éditorialistes rivalisèrent de gravité. Les réseaux s’enflammèrent, les influenceurs hurlaient en ligne : « Qui ose penser sans nous ? »


Mais le peuple, pour la première fois, garda le silence. Un silence lourd, inquiétant. Car derrière cette question banale se cachait une idée terrifiante : peut-être n’avaient-ils plus besoin des Oracles pour savoir quoi penser, quoi aimer, quoi haïr.


La République des Micros trembla.


Fiction, bien sûr. Mais il suffit parfois d’allumer la télévision, d’ouvrir un fil d’actualité ou de lire les éditoriaux du matin… pour se demander si cette fable n’est pas déjà notre présent.


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