90
La salle était silencieuse. Seule une voix brisait le silence, la voix de l’animateur égrenant les numéros, tel un métronome un peu fatigué.
— Trente-sept… Le 37.
— Soixante-deux… Le 62…
Guy serrait sa grille entre ses doigts moites. Son regard allait et venait nerveusement entre les petites cases et le haut-parleur. Autour de lui, les souffles retenus, les soupirs, les cliquetis discrets des jetons posés sur les cartons. Des vieilles dames, des pères de famille, des accros du hasard. Tous à égalité devant le destin en carton.
Il n’avait rien gagné ce soir-là. Ni la quine, ni la double quine, encore moins le carton plein. Et pourtant, il y croyait encore. Il misait tout sur le Papé, le 90. Son porte-bonheur, son obsession. Depuis qu’il était gosse, ce chiffre-là avait une aura. C’était l’âge que son grand-père disait vouloir atteindre. Il était mort à 89 ans.
L’ animateur continua, imperturbable.
— Vingt-quatre… Le 24.
Guy enfonça ses ongles dans sa paume. Le 90 n’était toujours pas tombé. Il lui manquait une seule case. Une seule. Il jeta un œil autour : certains avaient deux, trois trous à combler. Lui, il n’attendait qu’un chiffre.
L’ animateur reprit, le ton presque solennel.
— Quatre-vingt-neuf… Le 89.
Un murmure d'excitation traversa la salle. Plusieurs joueurs se redressèrent. Guy, lui, sentit son cœur cogner. Le 89… c’était presque. Une provocation.
Puis, le silence retomba.
Il n'entendait plus rien. Plus les murmures. Plus les numéros. Il n’y avait plus que ce vide entre lui et le 90.
Alors que l’ultime numéro allait tomber, l’animateur eut une hésitation inhabituelle. Un petit rire nerveux, comme s’il se moquait d’un secret qu’il gardait.
Puis :
— Quatre-vingt-dix… Le 90 !
Un cri traversa la salle. Pas Guy. Une autre voix. Une femme. Peut-être une habituée.
— Carton plein !
Après lecture des numéros. L’ animateur confirma . Les applaudissements éclatèrent. Les conversations reprirent. Les jetons raclèrent les tables. Une autre partie allait commencer.
Guy, lui, resta figé. Les yeux posés sur sa grille. La case 90… vide.
Il ne l’avait même pas cochée.
Il n’avait pas entendu. Il avait laissé filer le Papé.
Et pour la première fois, il comprit que parfois, la chance ne suffisait pas.
Parfois, il faut juste être là, au bon moment.
Et surtout, écouter.
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