L' angélus
Dans le clocher moussu de Saint-Révérien, l’angélus sonnait trois fois par jour. Six heures. Midi. Dix-huit heures. Trois carillons espacés, suivis d’un tintement long et profond, comme une prière qui traîne et s’accroche aux collines. Le village s’arrêtait à chaque fois : les mains s’essuyaient aux tabliers, les tracteurs coupaient le moteur, et les vieilles baissaient les yeux, comme si Dieu lui-même passait en inspection.
Mais à Saint-Révérien, Dieu était un vieux complice à qui on glissait des secrets à l’oreille. Et dans le silence sacré de l’angélus, chacun pensait à tout sauf au ciel.
Le curé, l’abbé Lemoine, officiait depuis plus de trente ans. Ses homélies sentaient la sueur, la résignation, et parfois le vin. Il parlait peu du péché, car ici, tout le monde en vivait. Il n'était plus qu’un témoin — fatigué, complice, et parfois, plus acteur qu’il n'aurait dû.
Les messes du dimanche étaient pleines. Pas de foi véritable, non, mais de stratégie sociale. La première rangée était réservée aux notables : la famille Delvert, qui possédait la moitié des terres, le docteur Féron et sa femme, dont la morale changeait selon les saisons. Plus loin, en retrait, les villageoises veuves ou jamais mariées, qui savaient tout sur tout, leurs langues tranchantes camouflées derrière le rosaire.
Dans les regards croisés entre les bancs, dans les mains qui se frôlaient lors du « geste de paix », il y avait de la fièvre. L’angélus sonnait comme un rappel à l’ordre, mais personne ne l’écoutait vraiment. Il rythmait les adultères silencieux, les trahisons lentes, les complicités honteuses.
Clémence, la jeune sacristine, était la plus observée et la plus murmurée. Belle, discrète, pieuse en apparence. Mais on l’avait vue plus d’une fois entrer dans le presbytère après la tombée du jour. L’abbé disait qu’il lui apprenait le latin. Le village, lui, n’était pas dupe. Certains jugeaient. D’autres enviaient. Tous se taisaient.
Et puis il y avait ce champ, en contrebas de l’église, où les cloches semblaient résonner plus fort. L’ancien disait que c’était là qu’on enterrait les enfants non baptisés, ceux qu’on n’avouait pas. Des rumeurs, sans doute. Mais personne n’osait s’y aventurer à l’heure du dernier angélus.
Un jour, l’abbé ne vint pas à la messe. Clémence non plus. On les retrouva trois jours plus tard dans ce champ interdit. Lui pendu à un arbre, elle agenouillée dans l’herbe, en chemise blanche, le regard vide, les mains pleines de terre. Elle ne parla plus jamais. Et les cloches, depuis, sonnèrent avec un léger retard, comme si elles hésitaient à rappeler un ordre qui n’avait plus de sens.
Le village reprit sa routine, mais les regards changèrent. Moins sûrs. Plus lourds. L’angélus sonnait toujours. Mais maintenant, il ne faisait plus taire les conversations. Il les nourrissait.
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