Mes pas dans ses pas
Le moment tant attendu était enfin arrivé.
Ce matin-là, mon grand-père posa une main sur mon épaule. Il ne dit presque rien, juste quelques mots que je n’ai jamais oubliés :
— Viens. Aujourd’hui, c’est le grand jour !
J’avais dix ans, les joues encore rondes, les rêves trop larges pour ma tête. Mais à ses côtés, dans cette lumière d’aube pâle, je me sentais différent, plus grand. Invulnérable.
Nous enfilâmes nos chaussures en plastique, usées et souples, tachées de boue ancienne. À peine chaussé, j’eus l’impression d’avoir mis les bottes d’un chevalier. Nous étions prêts.
Dès les premiers pas, je sentis que le monde changeait.
Ce n’était plus simplement le sentier habituel qui serpentait entre les haies de ronces et les roseaux. C’était un passage. Un couloir secret entre le monde des hommes et un autre, plus ancien, plus vaste. L’air lui-même semblait différent, plus dense, chargé de sel et de silence. Les buissons frissonnaient comme s’ils retenaient leur souffle à notre passage.
Mon grand-père salua d’un geste noble d’autres hommes qui s’éloignaient en silence vers l’invisible. Je crus voir une étincelle passer entre eux, une sorte de reconnaissance muette, comme entre initiés d’un même ordre.
Puis, la marche sérieuse commença.
Chaque pas nous éloignait un peu plus du quotidien. Très vite, le chemin devint mouvant, changeant. Les flaques se mirent à miroiter comme des portails. Les herbes hautes, caressées par le vent, chuchotaient entre elles. J’imaginais qu’elles parlaient de nous, de l’enfant qui marchait derrière l’ancien.
Je suivais ses pas avec attention. Là où il posait le pied, je posais le mien. C’était un jeu d’équilibre, de confiance. Il ne se retournait pas, il savait que je le suivais. Et moi, je savais que tant que je marchais dans ses pas, rien ne pouvait m’arriver.
Peu à peu, le paysage se transforma. Les flaques devinrent des lacs d’argent, les bosses de vase des collines mystérieuses. Les rochers, couverts d’algues, semblaient battre au rythme d’un cœur ancien. Des mouettes tournoyaient au-dessus de nous comme des messagères.
J’étais un voyageur dans un monde enchanté, un explorateur de royaumes oubliés. Les monticules de vase devenaient des îles. Les sillons tracés dans la terre humide, des routes secrètes. À chaque pas, je sentais que je quittais l’enfance ordinaire pour entrer dans un monde plus vaste, plus profond. Le sien.
Et puis, après cette longue traversée, son royaume apparut.
Le parc à huîtres.
Pas suspendu, pas enfermé. Non. Juste là, à nu, au ras du sol. Un champ vivant que la mer venait offrir à ceux qui savaient l’écouter. Les huîtres étaient posées à plat, par centaines, par milliers, comme des pierres précieuses alignées sur une nappe d’argile et de lumière.
Mon grand-père déposa ses outils avec le soin d’un artisan. Il prit sa fourche et se mit à l’œuvre. Ce n’était pas un travail de force, mais un rituel. Il retournait chaque coquille doucement, pour qu’elle respire, pour qu’elle vive. Il savait lesquelles bouger, lesquelles laisser. C’était une danse, silencieuse et précise, comme s’il s’adressait à elles dans une langue que je ne connaissais pas encore.
Non loin, un autre homme travaillait, lui aussi penché sur son trésor vivant. Mon grand-père leva le bras pour le saluer. Un geste simple, mais chargé de respect.
Puis, soudainement, il se redressa, observa le ciel, scruta l’horizon. Et leva le bras une seconde fois. Mais cette fois, ce n’était pas pour saluer. C’était un signal.
Je ne compris pas tout de suite. Mais bientôt, je vis les autres se redresser, ranger leurs outils. Il n’avait rien dit, et pourtant tout le monde avait compris. Le travail était fini.
Et alors… alors je vis l’eau. Là-bas, au loin, elle avançait. Doucement, implacablement. Elle revenait, fidèle et puissante. C’était comme si mon grand-père, maître des marées, venait de lui ordonner de reprendre possession de son royaume.
Il ne bougea plus. Il regardait. Il attendait. Et moi, debout à côté de lui, je le vis comme je ne l’avais jamais vu : immense, ancré, éternel.
Dans le silence qui suivit, je compris que ce que j’avais vécu n’était pas une simple promenade, ni une récolte ordinaire. C’était une initiation.
J’étais passé de l’autre côté.
Et désormais, mes pas suivaient les siens, non seulement dans la vase, mais dans la vie.
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