Le dernier voile



On pense vivre dans un monde ordonné. Un monde mesuré, balisé, rationnel. Chaque chose à sa place. Le vent souffle, la pluie tombe, les feuilles jaunissent. On traverse les saisons comme on traverse la rue sans y penser vraiment.


Mais il ne s'agit que d’un décor.


Un décor fragile, tendu comme une couverture sur un homme se reposant.


Parfois, une faille s’ouvre. Elle peut ressembler à un reflet qui persiste un peu trop longtemps dans une vitre. À une silhouette qui ne produit aucune ombre. À un bruit qui vient d’un endroit sans matière. Ce sont des fissures, des effritements dans la grande illusion collective. Des signes que le vernis du réel craque.


L’un de ces instants arriva un matin gris, comme les autres. Il y eut un silence anormal, une suspension de tout. Et soudain, un regard. Pas humain. Pas animal. Un regard qui perça le voile. Il ne jugeait pas. Il constatait. Comme si quelque chose derrière les apparences reprenait conscience de notre existence.


Ce jour-là, l’équilibre bascula.


Depuis toujours, un pacte tacite existe. Un accord entre ce qui se trouve ici et ce qui se trouve de l’autre côté. Tant que les humains se comportent comme des aveugles, les forces tapissent le fond du monde sans intervenir. Tant que la structure est respectée , villes, écrans, lois, langage , tout reste sous contrôle. Mais les fondations se fissurent.


On coupe les forêts qui étouffent les voix anciennes. On creuse les montagnes comme on fouille un tombeau. On détruit les océans pour y chercher des fantômes d’énergie. Chaque acte d'arrogance affaiblit la barrière. Chaque destruction est un appel.


Ce que personne ne comprend, c’est que ce monde rationnel, si imparfait soit-il, est une protection. Une cage dorée. Loin de la cruauté naturelle de ce qui palpite dans les interstices.


Car au-delà, ce n’est pas l’enchantement. Ce n’est pas de la poésie.


C’est la puissance brute.


Des entités sans morale, des intelligences anciennes, non humaines. Pas mauvaises. Justes étrangères. Indifférentes à la souffrance, au temps, à la survie. Elles n’attendent qu’une chose : que le dernier pan de mur s’effondre, que la mémoire collective soit trop émiettée pour maintenir l’illusion. Alors elles reprendront ce qui leur appartient.


Certains les appellent les Anciens, d'autres les Silencieux. Mais ils ne dorment pas. Ils observent. Et ils avancent.


Des zones entières commencent à se dérégler. Des lieux où les lois physiques deviennent incohérentes. Où les distances se plient. Où les horloges s’arrêtent. Où les esprits se défont. Ces zones s’étendent, lentement, comme des taches d’encre.


Il est trop tard pour reconstruire. Mais il n’est pas trop tard pour choisir.


On peut continuer à feindre. Jouer le jeu. Maintenir l’illusion pour qu’elle dure encore un peu. Espérer qu’elle suffira à garder le reste à distance. Ou bien céder. Laisser l’ancien monde se dissoudre dans la lumière froide de l’originel.


Mais une fois le voile déchiré, il n’y aura pas de retour.


Ce monde, qu’on croyait cruel, terne, usé...

C’est lui, en vérité, qui nous protégeait.




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