Le scribe
Le stylo refusait obstinément de tracer le moindre mot sur la feuille blanche. L’écran tactile, pourtant synchronisé à ma signature neuro-biométrique, demeurait muet. Aucun flux de pensée ne parvenait à se stabiliser. Le champ synaptique autour de ma tête frémissait par intermittence, puis s'éteignait, comme un feu mourant. J'avais beau fouiller dans les mémoires de la base, invoquer des souvenirs, solliciter mes anciens récits , le vide persistait.
Comme si l’interface elle-même rejetait mes pensées.
Je me redressai dans la capsule d’écriture. Le plafond, en réponse à mon mouvement, s’éclaira d’un halo bleuté apaisant. Une voix douce et désincarnée se manifesta :
— Diagnostic : activité cérébrale non conforme. Créativité en veille. - Suggestion : repos ou stimulation sensorielle légère.
Je soupirai, las. Troisième incident cette semaine. La panne ne venait ni du matériel ni de l’interface. C’était moi. Quelque chose en moi s’était figé.
Je me déconnectai. Le lien neuronal se rompit dans un soupir électromagnétique. La capsule s’ouvrit dans un glissement doux et j’en sortis, un peu engourdi. Les murs du couloir pulsaient d’une lumière tamisée, suivant le rythme de ma respiration. Je traversai le sas d’isolement et me rendis dans l’alcôve d’observation.
Là, je m’assis.
À travers la paroi de verre synthétique, la planète s’étendait en dessous, majestueuse. Une aurore électromagnétique la drapait de voiles irisées. Le silence régnait. Pas un mot. Pas une idée. Juste l’infini et moi.
C’est à ce moment précis que tout a commencé.
Un clignotement subtil, presque imperceptible, s’afficha dans mon champ visuel augmenté :
— Signal anormal détecté dans la capsule d’écriture. Origine : inconnue.
Je restais immobile.
Le protocole de sécurité ne s’activait pas. Pas de confinement. Pas d’alerte sonore. L’IA semblait aveugle à ce qui se passait. Une anomalie… ou quelque chose qui ne relevait pas de ses capteurs.
Je me levai et retournai vers la capsule. J’avais marché à peine quelques pas dans le couloir que mon implant saturait de glyphes inconnus, s’affichant en surimpression sur la réalité. Le texte disparaissait aussitôt que je tentais de le lire. Une pulsation étrange résonnait dans ma boîte crânienne , comme un écho intérieur.
En entrant, je le vis.
Le stylo flottait à une dizaine de centimètres au-dessus de la feuille tactile. Il bougeait, seul. Lentement. Décrivant des signes harmonieux, courbes et points parfaitement fluides. Aucun bras mécanique. Aucune commande vocale. Aucun lien neuronal actif.
Et pourtant… les symboles apparaissaient.
Une écriture. Inconnue, mais étrangement familière. Je ressentais chaque mot plus que je ne le comprenais. Comme une mémoire ancienne, enfouie dans l’ADN de l’humanité.
Quand le stylo s’arrêta, il redescendit doucement, comme porté par une main invisible. Je m’approchai. L’interface de traduction s’activa sans que je ne la sollicite. Le texte se traduisit :
- À celui que nous avons choisi,
- Les couches de votre réalité s’effondrent.
- Les murs entre les dimensions s’affinent.
- Nous vous avons repéré grâce à vos impulsions cognitives résonantes.
- Ce canal est maintenant ouvert.
- Ne tentez pas de comprendre.
- Écoutez. Transcrivez.
- Le lien est stable.
Je restai là, pétrifié.
Pas de virus. Pas de piratage détecté. Juste un message. Et un silence qui, soudain, paraissait habité.
Les jours suivants furent étranges.
Je cessai de tenter d’écrire. Cela devenait inutile. Les transmissions se faisaient plus fréquentes, plus précises. Les outils de la capsule s’animaient seuls. Stylos, écrans, interfaces ,tous semblaient... connectés à autre chose.
L’IA de bord enregistrait chaque phénomène, incapable de les classer. Elle finit par créer une catégorie à part :
Phénomènes exo dimensionnels non classifiés.
Je commençais à comprendre. J’avais été choisi. Pas comme écrivain, mais comme canal.
Les messages parlaient d'une faille. D'une fracture croissante entre les mondes. Ils mentionnaient des entités, les Traverseurs, qui tentaient de franchir l’intervalle entre les réalités. Pas pour dominer. Pas pour fuir. Pour prévenir. Et peut-être, pour ensemencer nos pensées.
Un jour, une phrase isolée apparut , gravée dans une typographie qui ressemblait à une calligraphie vivante, comme un texte qui respirait :
- Ce n’est pas vous qui écrivez l’avenir.
- C’est l’avenir qui vous écrit.
Elle vibra longtemps dans ma tête.
À partir de là, tout changea. Je ne dormais plus vraiment. Mon esprit, même déconnecté, servait de réceptacle. Les rêves devinrent des visions. Des paysages entiers s’imposaient à moi : jungles de brume verticale, océans dans le ciel, cités suspendues au vide. Parfois, j'entendais des voix parler une langue qui n’avait pas de son, seulement du sens.
Les Traverseurs m’utilisaient comme un lien. Un nœud entre leurs mondes et le nôtre.
Un jour, une suite de messages forma un récit entier. Pas une histoire au sens humain. Plutôt une structure mentale : une pensée devenue monde. Une civilisation née d’un poème. Une planète qui existait uniquement si quelqu’un la décrivait.
Les Traverseurs m’apprenaient à modeler le réel par l’écriture.
Et l’IA… finit par m’annoncer ceci :
— Votre production cognitive dépasse les seuils humains. Redéfinition de votre statut : interface semi-biologique avancée.
Je n’étais plus tout à fait humain. Ni tout à fait machine.
Je n’étais plus auteur.
J’étais une interface vivante.
Chaque nuit, de nouveaux textes s'inscrivent. Des plans, des séquences, des fragments d’univers. Ils parlent de couches de réalités superposées. D’esprits sans corps. D’idées qui prennent forme et cherchent un port d’attache.
Et moi, je suis ce port.
Je retranscris. Je me prépare. Je ne crée plus. Je traduis l’indicible.
Et bientôt, je le sais… ils franchiront le seuil.
Mais je ne les crains plus.
Car je suis prêt.
Je suis le scribe .
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