Les voyageurs
Longtemps avant ce que les historiens nomment le début de la civilisation, une humanité oubliée avait bâti des merveilles que notre époque ne saurait même pas concevoir. Cités suspendues dans les airs, véhicules sans moteur ni contact avec le sol, bibliothèques de lumière contenant la pensée humaine dans sa forme la plus pure. Le monde vibrait alors au rythme d’une intelligence ancienne, lucide et lumineuse.
Mais cette lumière attira l’ombre.
La peur se diffusa lentement, comme une brume invisible. La peur de l’autre, de ce qui échappait au contrôle. Les conflits ne tardèrent pas. Massifs, globaux, méthodiques. Les savoirs furent sacrifiés, les ponts coupés, les machines démontées Puis vinrent les siècles d’oubli.
Ce n’est qu’à l’issue d’un long sommeil, à une époque future, qu’une nouvelle génération d’hommes parvint à redécouvrir les fragments de cette grandeur disparue. Ils vivaient dans un monde apaisé, avancé, mais privé de certaines clés que seul le passé détenait encore.
Alors, ils creusèrent le temps.
Le voyage temporel, longtemps resté hypothèse, devint réel. Mais le retour en arrière n’était pas sans danger. L’époque ciblée , la nôtre, ou à peu près , était instable. Violente. Les humains de ce temps n’acceptaient pas ce qui les dépassait. Toute rencontre risquait de provoquer une réaction brutale, imprévisible.
Mais il y avait une faille. Une bizarrerie. Une obsession.
Car ces hommes du passé, aussi pragmatiques soient-ils, nourrissaient un imaginaire peuplé de créatures venues d’ailleurs. Des êtres maigres, à la peau grise, aux yeux noirs, au crâne immense. Ils les appelaient « extraterrestres ». Ils les craignaient. Parfois, ils les espéraient. Toujours, ils les imaginaient.
Les héritiers du futur eurent une idée.
Ils fabriquèrent les Voyageurs. Des entités artificielles, conçues avec précision selon les représentations les plus répandues des "aliens". Hauts d’un mètre vingt, visage lisse, grands yeux sans paupières, membres effilés. Ils ne parlaient pas. Ils émettaient des fréquences, des signaux lumineux, des gestes très lents. Ils étaient parfaits.
Et ils furent envoyés.
Le premier d’entre eux apparut en 1947, dans un désert poussiéreux. L’appareil qui le transportait s’écrasa volontairement près d’une installation militaire. Les témoins humains ne comprirent pas. Les autorités étouffèrent l’affaire. Tout bascula aussitôt dans le domaine du doute, du ridicule. Ce fut parfait.
D’autres suivirent. Toujours discrets, toujours distants. Jamais plus de quelques minutes. Ils apparaissaient dans les forêts, sur les routes désertes, près des zones reculées. Leurs capteurs enregistraient tout : langages oubliés, mouvements des corps, structures mécaniques anciennes, chants, outils, souffles, données sensibles et gestes rituels.
Les humains ? Ils regardaient. Parfois, ils couraient. D’autres fois, ils criaient, ou restaient figés. Ils ne comprenaient pas. Rien n’était lisible pour eux. Ce qu’ils voyaient, ils le rangeaient aussitôt dans la boîte du fantasme ou du délire. Rares étaient ceux qui tentaient de témoigner. Et plus rares encore ceux qui étaient crus.
C’était une illusion parfaite.
Les Voyageurs n’étaient pas là pour convaincre. Ni pour interagir. Ils étaient là pour apprendre. Récupérer ce qui avait été perdu. Ce que le feu des anciennes guerres avait consumé. Ils enregistraient les traces avant leur disparition définitive. Des traditions orales. Des gestes d’artisans. Des compositions oubliées. Des liens entre l’homme et son monde. Des technologies primitives mais porteuses de secrets profonds.
Puis ils repartaient. Sans laisser de trace. Sans que personne ne s’en rende compte.
Un à un, les Voyageurs revinrent à leur époque d’origine, pleins de mémoires anciennes, de savoirs ressuscités. L’humanité du futur reconstitua, morceau par morceau, ce que la peur avait détruit. Et elle le fit sans que l’humanité du passé n’en sache jamais rien.
Le monde continua de tourner.
Quelques livres, quelques films parlèrent des « petits hommes gris ». Des témoins insistèrent, en vain. Les rires couvrirent les récits. Les preuves se perdirent. La poussière du temps fit le reste.
Et jamais, à aucun moment, l’humanité ne comprit que les seuls extraterrestres qu’elle ait jamais croisés… étaient ses propres descendants, masqués derrière l’ombre de ses croyances les plus absurdes.
Commentaires
Enregistrer un commentaire