Les grandes orgues
Écouter cette musique magnifique était pour moi une récompense. Une parenthèse. J’aimais ce moment si particulier, où la cathédrale s’était vidée de ses visiteurs et où ne restait que moi, ou presque. Je m’installais toujours au même endroit, dans la pénombre des derniers rayons, et j’attendais que les grandes orgues s’élèvent.
L’acoustique du lieu faisait vibrer l’air autour de moi. Chaque note semblait me traverser, chaque accord me plongeait plus loin dans la mélodie. C’était une musique qui ne venait pas seulement de l’instrument : elle venait des murs, de la pierre, du bois ancien, comme si la cathédrale elle-même chantait. J’étais au cœur du son, et parfois, j’oubliais jusqu’à ma propre respiration.
L’organiste enchaînait les accords avec une fluidité presque irréelle. On aurait dit que ses mains ne touchaient plus les touches, mais les effleuraient à peine, comme s’il les devinait. Il ne regardait pas sa partition. Il fermait les yeux. Il écoutait ce qu’il allait jouer, avant même de le jouer.
Il y avait quelque chose d’intemporel dans cette musique. Et certains soirs, alors que la lumière déclinait derrière les vitraux et que les ombres s’étiraient au sol, j’avais l’étrange impression que le temps lui-même ralentissait.
Un soir, pourtant, tout bascula subtilement.
Ce fut un détail, presque rien. Une note tenue un peu trop longtemps. Un souffle froid, descendant de la tribune. Une vibration qui fit trembler les bancs. Et ce sentiment , celui d’une présence. Pas menaçante. Mais ancienne. Silencieuse. Quelqu’un… ou quelque chose… semblait écouter avec moi.
Je n'osais pas me retourner. Je restai immobile, les mains sur les genoux, le cœur légèrement accéléré. La musique continuait, plus dense, plus grave, comme si elle cherchait à faire remonter quelque chose. Un souvenir. Une mémoire.
Et alors, l’image me traversa : un enfant, seul, portant une bougie, marchant dans la nef déserte, des siècles plus tôt. Était-ce une vision ? Un rêve éveillé ? Je ne sais pas. Elle s’effaça aussi vite qu’elle était venue, portée par une modulation douce. L’organiste reprit un thème familier, et la cathédrale retrouva son calme.
Lorsque je sortis, le soir tombait. La ville semblait lointaine, presque irréelle. J'avais l'impression d’avoir été absent longtemps, plus que l’heure qu’indiquait ma montre.
Depuis ce jour-là, j’écoute les grandes orgues un peu différemment. J’y entends quelque chose d’invisible. Comme si, entre les notes, se glissaient les échos d’un monde ancien, patient, enfoui sous la musique.
Et peut-être qu’en tendant bien l’oreille, un jour, je comprendrai ce qu’il veut me dire.
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