L'histoire sans fin



La brèche n’était pas toujours visible.


Certains soirs, Roxane la cherchait en vain, les mains tâtonnant entre les lattes du grenier, les yeux grands ouverts dans l’obscurité épaisse. Mais quand elle se manifestait, il n’y avait aucun doute. C’était comme une respiration dans l’air, un frisson dans le bois, un battement sourd venu d’ailleurs.


Alors, une fente apparaissait dans la poutre maîtresse, fine comme une entaille dans le monde. Et par cette fente filtrait une lumière pâle et mouvante, ni or ni argent, une lumière vivante.


Roxane y entrait. Toujours pieds nus. Toujours sans un mot.


Elle tombait d’abord. Pas une chute brutale, non. Plutôt un glissement lent, comme si le temps lui-même la déposait ailleurs. Et quand elle ouvrait les yeux, elle se tenait au seuil du Royaume de l’Histoire, là où commence ce qui ne finit jamais.


Tout changeait à chaque passage.


Une fois, elle arriva sur une mer de brume figée, où flottaient des îles de cristal noir. Un navire sans voile l’attendait, mené par un équipage d’ombres lumineuses qui ne parlaient qu’en images.


Une autre fois, elle fut reçue dans la Cité des Veilleurs, bâtie au creux d’un volcan endormi. Là, les bibliothèques vivaient. Chaque livre avait un cœur, et il fallait murmurer à l’oreille des reliures pour qu’elles s’ouvrent.


Chaque lieu était une histoire , mais pas encore écrite.


Et Roxane, elle, n’était pas une lectrice. C' était une tisseuse.


Car dans ce monde, l’Histoire n’était pas figée dans des pages. Elle se formait dans les actes, les choix, les silences. Elle se déployait comme une toile entre les étoiles, où chaque fil vibrait d’un récit possible.


Un jour, elle rencontra une créature faite d’encre et de feu. Elle s’appelait Aeyra et ne vivait que dans les fragments d’histoires jamais terminées. « Les fins nous tuent », souffla-t-elle. « Tu es venue pour nous donner un commencement sans clôture. »


Roxane comprit alors : elle n’était pas venue pour découvrir un monde, mais pour le prolonger. Son rôle n’était pas de savoir, mais d’imaginer. Elle n’avait ni pouvoir, ni carte, ni arme. Seulement le don de croire assez fort pour faire vivre ce qui n’existait pas encore.


À chaque nuit, l’Histoire s’épaississait autour d’elle, se nourrissant de son souffle. Des continents naissaient de ses pas. Des créatures oubliées lui confiaient leurs noms. Des portails secrets s’ouvraient lorsqu’elle récitait une phrase jamais dite à haute voix. Et dans les profondeurs de cette réalité mouvante, quelque chose , quelqu’un , l’attendait.


Un être ancien, endormi depuis des siècles au centre de la Bibliothèque-Monde. Il n’avait ni forme, ni visage. Mais il rêvait. Et chaque rêve était une promesse d’univers à venir.


Roxane devint la gardienne de ce rêve. Elle ne dormait plus tout à fait comme les autres. Son sommeil était une traversée, un acte de création. Et chaque fois qu’un enfant, quelque part dans le monde réel, fermait les yeux pour imaginer, elle sentait le Royaume s’agrandir.


Le grenier, au matin, redevenait silencieux. Mais parfois, sur ses draps, restait une plume d’or. Ou un grain de sable qui brillait d’une lumière étrange. Des miettes du monde qu’elle avait habité quelques heures.


Roxane n’avait pas besoin de raconter.


Elle vivait l’Histoire.


Et tant qu’elle continuerait d’entrer par la brèche, de rêver avec force, d’inventer sans peur, le Royaume ne finirait jamais.


Il ne le pouvait pas.


C’était l’Histoire sans fin.



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