La sole meunière



Dans une vie, il y a des traversées qu’on redoute d’entreprendre. Non parce qu’elles sont longues ou dangereuses, mais parce que celui avec qui on devait les faire n’est plus là.


Du moins, pas dans ce monde.


Le Passage du Gois réapparaissait ce matin-là, sous la lumière pâle d’une marée basse. La chaussée luisait, couverte d’algues et de reflets, comme une route oubliée menant vers l’île. Il se souvenait parfaitement de la première fois où ils avaient foulé ce chemin. Deux gamins dans des corps d’adultes, excités comme des enfants, riant de se retrouver « au milieu de la mer à pied sec ».


C’est ce jour-là qu’ils s’étaient promis de revenir, quand la vie les aurait fatigués, ou quand ils auraient besoin de silence. Ils n’étaient pas frères de naissance, mais leur lien avait toujours eu cette force, cette fidélité sans condition. Une amitié brute, profonde, indestructible.


Un souvenir particulier remontait souvent. Un de ces moments minuscules, mais qui collent à la mémoire avec la tendresse d’un sourire ancien.


Ce jour-là, au retour de la traversée, ils s’étaient arrêtés dans une guinguette près du rivage. Le menu proposait « sole meunière », et il s’en souvenait parce qu’il n’en avait jamais mangé. L’autre avait levé un sourcil, faussement outré, et s’était lancé dans une démonstration magistrale : comment retirer l’arête centrale, comment détacher les filets avec délicatesse, comment ne pas gâcher « ce trésor de plat que la mer offre quand elle est d’humeur généreuse ».


— Regarde, tu fais glisser la lame ici. Là. Pas besoin de forcer. C’est comme écrire un poème.


Et lui, rieur, maladroit, avait raté sa sole, l’éparpillant en lambeaux sur l’assiette.


— Tu vois, toi, t’écris plutôt de la prose nerveuse.


Ils avaient ri si fort que le serveur avait dû leur demander de baisser d’un ton. Mais ce soir-là, c’était devenu un rite. Chaque fois qu’ils partageaient un repas de mer, il y avait une sole. Et le même regard complice.


Le souvenir revenait, intact, alors qu’il avançait à pas lents sur le Gois.


Aujourd’hui, il faisait le trajet seul. Mais pas vraiment. Il le sentait marcher à côté de lui. Comme une respiration parallèle. Comme une ombre bienveillante.


Il s’arrêta à mi-parcours. Là où la mer ne touche encore ni l’île ni le continent. Là où tout semble suspendu.


Il sortit le vieux carnet. Celui que l’ami avait toujours gardé dans sa poche, griffonné d’idées, de pensées drôles ou profondes. Il tourna les pages lentement. En silence. Jusqu’à en trouver une, au milieu d’un paragraphe inachevé :


« Un jour, tu reviendras ici. Peut-être seul. Mais si tu penses à moi, je marcherai avec toi. Et si tu trouves une sole bien cuite, n’oublie pas que ça se mange en poète. »


Il sourit. Le cœur serré mais chaud.

La mer montait, lentement. Il savait qu’il devait faire demi-tour.


Mais il ne ressentait plus le poids de l’absence.

Parce que l’amitié, la vraie, ne meurt pas. Elle se transforme. Elle devient présence dans l’invisible, vibration dans le souvenir, chaleur au creux du manque.


Et chaque fois qu’il pensait à lui , comme maintenant, au milieu du Gois, entre deux mondes , l’ami était là. Vraiment là.


Il fit demi-tour, les pieds mouillés, le carnet contre le cœur.

Et dans sa tête, une voix familière murmurait :


— Tu vois, t’as enfin appris à manger une sole comme il faut.

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