La terre vous regarde



On nous avait dit que la Terre était morte.


Pas en train de mourir, non. Morte. Définitivement. Irréversiblement.

On ne disait plus « planète », on disait « relique ». « Zone rouge ». Un souvenir toxique.

Les écrans n’affichaient plus d’images de ses forêts, de ses mers. Seulement des chiffres, des courbes, des seuils dépassés. Le langage lui-même avait changé. On ne parlait plus de soins, mais de fuite. D’abandon. De sélection.


Je m’en souviens. J’étais jeune alors. Trop jeune pour avoir voix au chapitre, mais assez vieux pour comprendre qu’on nous enterrait vivants.


Les gens ne croyaient plus aux saisons, mais à la technologie. Ils espéraient que l’humanité serait sauvée par des capsules, des dômes, des arches orbitales. On a tout misé sur l’exil. Le Grand Départ, ils ont appelé ça. Et ils sont partis, les plus riches, les plus instruits, les plus utiles , selon leurs propres critères.

Ils ont laissé derrière eux des villes en ruines, des mers chauffées à blanc, des ciels sans oiseaux.


Et nous.


Nous sommes restés.


J’étais de ceux qui n’avaient pas de billet pour les étoiles.

J’ai vécu les premières années dans les profondeurs d’un ancien abri. Un labyrinthe d’acier et de béton rongé par l’humidité. Nous mangions des poudres. Nous respirions un air filtré vingt fois, et nous vivions à la lumière de néons pâles qui clignotaient comme des souvenirs mal enregistrés.


Nous n’avions plus le droit de rêver.


Puis le silence s’est installé. Long. Poisseux. Le monde d’en haut ne répondait plus. Les satellites se taisaient. Les messages n’étaient plus envoyés. La surface était considérée invivable.

Mais une rumeur a persisté. Un espoir souterrain. Certains disaient que la Terre, libérée de nous, avait commencé à cicatriser.


J’ai attendu. J’ai survécu. Un jour, la rouille a eu raison d’une trappe. Une brise s’est glissée dans l’abri. Elle portait une odeur que personne, parmi nous, n’avait jamais connue : celle de la pluie sur la roche tiède.


J’ai remonté les échelons un à un, et je suis sorti.


Je croyais marcher dans un tombeau. Mais ce que j’ai trouvé… c’était un commencement.


Le ciel était lavé. Le sol est fragile mais fertile. Dans les crevasses, des herbes fines poussaient. Les arbres avaient repoussés, tordus, rebelles, mais vivants. L’eau n’était plus acide. Elle chantait à nouveau.


J’ai marché longtemps. Puis j’ai bâti une cabane, au bord d’un ancien champ. J’y ai planté ce qu’il me restait : des graines anciennes, retrouvées dans un sachet oublié, au fond de ma poche. Et j’ai attendu.


La Terre m’a répondu.


Pas par des mots. Par le vent, les pluies , la germination. Elle m’a appris à écouter, à ne pas hâter le sol, à ne pas prendre plus que ce que je pouvais rendre.


Et puis, un jour, ils sont venus.


Des enfants. Nés après la catastrophe. Nés dans le silence et l’ombre des abris. Ils étaient craintifs, mais curieux. Des regards immenses dans des visages maigres.

Ils ne savaient rien du monde d’avant. Mais ils avaient, en eux, cette chose précieuse : ils ne demandaient rien. Ils venaient pour apprendre, pas pour posséder.


Je les ai accueillis. Je leur ai transmis ce que je savais, ce que j’avais compris. Pas pour reconstruire ce qui fut, mais pour comprendre ce qui venait.


Je leur ai dit :

« Vous êtes ce que la Terre a semé pendant que l’humanité se taisait. »


Ils m’ont écouté. Avec un sérieux que les adultes d’autrefois n’avaient jamais eu. Ils ont appris à observer, à attendre, à toucher sans détruire.


Alors, un soir, j’ai grimpé sur la colline. J’y ai rallumé un relais solaire, un vieux modèle encore debout.

Et j’ai envoyé un message vers le ciel :

« Ici la Terre. Elle vit. Elle guérit. Si vous avez appris à marcher doucement, vous pouvez revenir. »


Je ne savais pas s’il restait quelqu’un, là-haut. Peut-être que non. Peut-être que ce message ne serait jamais entendu. Mais ce n’était pas important. Ce n’était pas pour eux que je l’envoyais. C’était pour elle. La Terre. Pour lui dire qu’on était encore là. Qu’on l’avait entendue. Qu’on était prêts, cette fois.


Je suis mort peu après. Je le savais. La sève de ma vie s'était lentement retirée, paisiblement. Je me suis assis face à la mer, que je n’avais pas vue depuis ma jeunesse.

Elle avait changé. Elle brillait à nouveau. Des poissons y sautaient, fugitifs éclats d’argent. Le vent ne sentait plus la rouille, mais l’algue, le sel, la promesse.


Je me suis laissé porter par ce silence-là.


Et eux, les enfants, m’ont honoré. Ils ont suivi mes mots jusqu’au bout. Ils m’ont enterré au sommet d’une dune, là « où l’eau touche la lumière », comme je l’avais toujours souhaité. Ils y ont planté un figuier. Et ils ont chanté un chant sans paroles. Un chant de sel, de vent, de feuillage. Un chant ancien, venu du fond du monde.


Je suis devenu poussière. Puis racine. Puis lumière.

Je suis encore là. Je suis dans le sable, dans les ruisseaux, dans les graines qu’ils plantent.


Les enfants ont grandi.


Ils gardent les graines, désormais. Ils veillent sur les équilibres fragiles. Ils écoutent la Terre, comme on écoute une mère qui revient de loin.


Et les étoiles…

Elles ont répondu.


Parfois, la nuit, de petits points lumineux traversent le ciel. Pas des étoiles filantes. Des modules, des capsules, des vaisseaux. Les anciens exilés reviennent. Pas en conquérants. En visiteurs. En survivants.


Certains tombent à genoux en touchant le sol. D’autres pleurent sans bruit. Ils reconnaissent à peine la planète qu’ils ont fuie.

Mais elle, la Terre, elle les reconnaît. Elle les sent hésitants, transformés, lavés par l’exil.


Et mes enfants , car ce sont les miens, désormais , les accueillent.

Ils ne leur parlent pas de ce qui fut détruit.

Ils leur montrent ce que la Terre a su faire pousser sans eux.


Et dans le vent, j’écoute.

Je suis là.

Partout.



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le temps qui passe

90

Le silence des Atlantes