Feu vert



Le vent soufflait fort ce matin-là. Un vent irrégulier, traître, de ceux qui changent d’humeur sans prévenir, tourbillonnant dans un vacarme sourd et capricieux. Il balayait la piste nue comme un géant impatient, soulevant des spirales de poussière, de doutes, et de silence. Il imposait le respect, ce vent-là. Le groupe de saut avait été mis en attente. On attendait. Il n’y avait rien d’autre à faire que cela : attendre, et dompter l’impatience.


Dos à dos, parachute contre parachute, nous formions une ligne compacte, impassible. Une ligne de dos tendus, de rangers plantées, de visages fermés. Le silence s'était installé entre nous comme une consigne tacite. Chacun concentré sur sa respiration, sur le frottement d’une sangle, sur la tension dans les épaules. Le largueur s’était éloigné vers la tour, silhouette emportée par le vent, silhouette solitaire. Il allait chercher une réponse que personne n’osait formuler : le vent finirait-il par se calmer ?


Et puis, comme souvent dans ces moments suspendus, l’ordre tomba, net, sans détour :


— Debout ! Inspection des parachutes !


Le temps reprit son cours. En une fraction de seconde, la colonne s’anima. Les corps se levèrent comme un seul homme. Ce n’était plus l’attente ; c’était le commencement du vrai.


On se retourne deux à deux, avec des gestes précis, rôdés, graves. Les mains passaient sur les harnais, les doigts contrôlaient la poignée d’ouverture du ventral ,les boucles de sécurité. Un regard, un signe de tête, un dernier ajustement. Les mains frottaient le tissu rêche des parachutes, les rangers raclaient le béton de la piste. Plus personne ne parlait. Le vent avait baissé. Juste assez. Comme un chien battu, il semblait se coucher, le temps de nous laisser faire.


Au loin, un grondement sourd fait tourner les têtes.

Le Transall.


Il approchait lentement, lourd et tranquille, ses deux hélices battant l’air avec régularité. Une machine faite pour ça. Pour nous porter là-haut, puis nous laisser tomber.


Peu après, nous sommes montés à bord. L’ascension dans l’avion se faisait par une rampe arrière, ouverte sur la lumière du matin. On entrait dans le ventre métallique de la bête, un par un, les visages tournés vers l’avant, les mâchoires serrées.


À l’intérieur, pas de confort. Des filets de toile tendus remplaçaient les sièges, accrochés aux parois d’acier. On s’y assied de biais, les jambes tendues devant soi, les gaines coincées entre les cuisses. L’habitacle vibrait sous les moteurs en rotation. On se regardait à peine. Des gestes sobres, des sourires, une tape brève sur l’épaule. Pas besoin de mots. Chacun savait ce qu’il avait à faire.


L’avion se met en mouvement, lentement d’abord, puis plus vite. Il roulait, pesant, vibrant. Puis il quitta la terre. D’un coup. Un rebond sur la piste, une poussée, un flottement. Et nous voilà dans les airs.


Le temps dans le Transall est étrange. Il ne passe pas. Il s'étire. On ne pense plus à ce qui était, on ne pense pas encore à ce qui vient. On est là. Juste là. Les jambes frémissent, les épaules tirent sous le harnais. Un homme vérifie encore sa poignée. Un autre ferme les yeux. Un troisième marmonne entre ses dents. Les moteurs couvrent tout. Le monde entier vibre.


Puis la voix du largueur fend le vacarme :


— Debout ! accrochés , relevés les sièges !


Un choc de rangers sur le plancher métallique. Tous se lèvent. Les filets sont repliés, les corps alignés. Les sangles claquent. Les doigts vont à la ligne de vie, mousqueton sur câble. Le bruit est familier, sec, métallique. Le genre de son qu’on reconnaît même dans un cauchemar.


Les portes latérales s’ouvrent, d’un seul coup. Un ouragan s’engouffre dans l’habitacle. Le vent s’invite sans frapper. Il mord la peau, siffle aux oreilles, soulève les pans des tenues. On est déjà ailleurs. Le ciel est là, juste à portée de main. Mouvant, immense, vibrant.


Au-dessus de la porte, une lumière rouge.


Fixe. Silencieuse. Impitoyable.


— Le premier en position !


Il avance, se place. Mains sur les montants, jambes écartées. Son regard fixe l’horizon. Juste un instant. Le suivant se met derrière, puis le suivant encore. Une file compacte, disciplinée, bousculée par le vent. L’air fait claquer les sangles. Les casques cognent parfois l’armature. Le métal tremble sous les pas.


Le rouge devient vert.


Une lumière. Une alarme.

Stridente. Irréversible.


Le premier saute. Disparaît dans le vide. Avalé. Le suivant bondit à son tour. Puis un autre. Puis un autre. Une seconde entre chaque. Un rythme ancestral. Tic. Tac. Saut.


Mon tour.


J’ avance vers la porte au rythme de la colonne . Le vide me tire déjà. Le vent me gifle. Je n’entends plus rien. Il n’y a plus de sol. Plus d’horizon. Plus de pensée.


Un pas.

Rien.

Rien qu’une chute.


Le vent hurle. Il me déchire, m’arrache. Je ne tombe pas, je suis projeté. C’est la vitesse brute, primitive. L’instant le plus pur. Un souffle arraché au monde.


Et soudain .

CHOC.

Sec. Brutal. Dans le dos.


La voile s’ouvre. Un claquement. Puis le silence. Un silence d’église. De montagne. De mort.


Ou de naissance.


Je suis suspendu. Entre ciel et sol. Entre les dieux et la poussière. Autour de moi, d’autres silhouettes planent, paisibles. Le monde est en bas. Tout petit, tout calme. Les champs dessinent des puzzles verts et ocres. Les routes tracent des lignes fines. Les maisons semblent être des jouets. Le Transall s’éloigne, immense et lent, comme un vieux roi satisfait.


Je vois un camarade non loin de moi. On se fait un signe bref. Presque rien. Et pourtant… c’est tout.


Ce n’est pas un saut.


C’est un rite.


Le corps descend. Mais l’âme, elle, monte encore.


Puis le sol se rapproche. Vite. Trop vite. Il faut revenir. Se reprendre.


Préparation à l’atterrissage.

Jambes serrées. Fléchies.

Regard droit. Tendu.


Le choc. Pas violent, mais plein. Les rangers mordent la terre. Le corps plie, roule. Se redresse.


Silence.


Une main défait un clip. Une autre attrape les suspentes.

On respire.

On se regarde.


Un hochement de tête.

C’était un beau saut.






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