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Affichage des articles du mai, 2025

La porte

Un matin, Valeria se réveilla avec cette sensation trouble que la nuit avait laissé une empreinte. Un frisson. Un battement décalé du réel. Tout semblait normal. Le plafond blanc, la lumière pâle filtrant par les rideaux, l’odeur familière de poussière tiède et de linge propre. Pourtant, elle savait que quelque chose avait changé. Ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas non plus une pensée rationnelle. Plutôt une tension discrète dans l’air, comme un accord légèrement faux dans une mélodie bien connue. Elle se leva. Marcha jusqu’à la fenêtre. Les immeubles d’en face étaient là, les antennes dressées, les volets tirés. Mais la lumière… la lumière avait quelque chose d’anormal. Une couleur indéfinissable, entre le bleu et le gris, comme si le ciel lui-même hésitait à apparaître. Elle alluma la radio. Du silence. Elle prit son téléphone : écran noir. Aucun signal, ni son, ni mouvement. Un calme étrange flottait. Le genre de calme qui précède un événement, ou qui le suit de très près. Et pu...

Le vent

Le vent soufflait sur les ruines des cités englouties, glissait entre les squelettes d'antennes et les tours d’observation rouillées. Il n’était plus une simple masse d’air en mouvement : depuis la Grande Résonance, il avait changé. Certains disaient qu’il avait appris. D’autres, plus prudents, parlaient d’une mutation atmosphérique. Mais tous s’accordaient sur un fait : le vent n’était plus neutre. Il observait. Il portait en lui des données, des fréquences, des éclats de voix venus d’un autre temps. À chaque rafale, les micro-capteurs captés dans l’éther frémissaient, enregistrant des motifs codés. Les chercheurs parlaient de séquences sonores non aléatoires, d’un langage possible. Le vent comme vecteur d’un message. Ou peut-être, d’une conscience. Sur les plateformes isolées, les veilleurs écoutaient. Ils leurs arrivaient d’entendre, dans la nuit, des murmures impossibles : prénoms oubliés, consignes murmurées, avertissements. Certains se levaient le matin avec une idée neuve, c...

L' Aube

Noirmoutier, an 12 après la Chute. L’aube nouvelle allait bientôt apparaître. Ici, sur mon île, tout était encore calme. La lumière montait doucement depuis l’horizon, effleurant les toits blanchis, les dunes silencieuses, les marais que je connaissais par cœur. Je suis né à Noirmoutier, bien avant la Chute. J’ai grandi entre le bois de la Chaise et les marais salants de l’Épine, entre les pins tordus par le vent et les odeurs iodées du port de l’Herbaudière. J’ai vu cette île vivante, bruissante l’été, sauvage et battue par les tempêtes l’hiver. Et j’ai vu aussi son effacement progressif, quand le monde a implosé. La Troisième Guerre mondiale n’a pas épargné la Vendée. Les grandes villes ont sombré rapidement, dans les flammes ou le silence. Mais ici, malgré les pluies noires et l’air devenu rare, l’île a tenu. On dit parfois qu’elle est restée debout par orgueil, ou par habitude d’être un monde à part. Je pense que c’est la mer qui nous a protégés. Elle nous a toujours séparés du res...

La fleur

Le petit garçon avançait seul sur le chemin de terre, les chaussures pleines de poussière, les pensées lourdes. Il ne courait pas, ne sifflait pas, ne jouait pas. Il marchait comme on traverse un rêve un peu triste, sans trop savoir où aller, sans trop savoir pourquoi. Le vent de mai soufflait doucement dans les branches. C'était un jour ordinaire, ni trop froid ni trop chaud, un de ces jours qui passent comme les autres quand on ne les attend pas. Autour de lui, la campagne s'étendait, calme et silencieuse. Seul le froissement des feuilles et le chant lointain d’un merle accompagnaient ses pas. Il pensait à sa maman. Elle n’était plus là. Depuis quand ? Il ne comptait plus les jours. Il savait seulement que le matin, quand il se réveillait, le monde avait perdu quelque chose. Comme si une lumière s’était éteinte pour toujours. Il n’avait pas pleuré aujourd’hui. Pas encore. Les larmes viennent parfois sans prévenir, mais aujourd’hui elles restaient loin, comme timides. Alors qu...

Le repas

Le père, assis en bout de table, régnait sur sa petite cour. Le dos droit, les mains posées de part et d’autre de son assiette, il scrutait d’un œil froid les moindres gestes de ses convives. Son épouse, Marianne, servait en silence. À ses côtés, les deux filles, Claire et Lucie, baissaient la tête, les yeux rivés à leur assiette. Elles savaient qu’un mot de travers pouvait faire basculer l’atmosphère. Il n’avait jamais eu besoin de hausser le ton. Un froncement de sourcil suffisait. Le silence pesait, coupé seulement par le tintement des couverts et les bruits feutrés de mastication. Le rôti était sec, comme souvent. Mais personne ne s’en plaignait. — Lucie, ton coude. Redresse-toi. La cadette obéit aussitôt. Claire, l’aînée, serra les dents. Chaque repas était une scène répétée, une liturgie morose où le moindre écart était puni d’un reproche, d’un regard, d’un soupir lourd de menace. Marianne servit le gratin, les mains tremblantes. — Il manque de sel, dit-il. Comme d’habitude. Elle...

La plage

Le petit garçon qui aimait s’asseoir sur le sable, là où la mer murmure à ceux qui savent écouter, est devenu un vieil homme au regard clair, presque translucide, comme lavé par le temps. Il revient chaque matin sur cette même plage, une canne à la main, traînant doucement les pas de ceux qui n’attendent plus rien… sauf peut-être une réponse. Le souvenir de l’événement est resté intact. Il ne s’est jamais estompé, pas même un peu. Il flotte dans son esprit comme une image gravée dans un métal étrange indélébile, hors du temps. Il revoit l’objet comme s’il était encore là, posé à quelques mètres de lui, sur le sable humide. C’était un jour d’été, dans son enfance. Il avait sept ans. Le ciel était blanc, presque vide, et la mer silencieuse comme une grande bête endormie. Il s’était assis, comme souvent, les jambes croisées, les mains dans le sable. Et alors, l’objet était apparu. Il ne venait ni du ciel ni des profondeurs il était là, d’un coup, comme si le monde l’avait oublié puis soud...

Le piano

Les voyageurs allaient et venaient à toute allure dans la gare. Comme un essaim d’abeilles, ils convergeaient tous vers les mêmes points : les quais, les trains, les correspondances. C’était un ballet désordonné et pourtant parfaitement rodé, une mécanique humaine nourrie par l’urgence, les horaires, les adieux. Moi, j’étais immobile. Assis sur un banc en bois, usé par d’innombrables attentes, je regardais sans vraiment voir. Le monde se déroulait autour de moi comme un film muet. Les visages, les silhouettes pressées, les annonces crachées dans les haut-parleurs, tout glissait sans accroche. Sauf une chose. Un piano. Droit, noir, magnifique. Installé là, en plein cœur de ce halle de gare, comme un vestige absurde d’un autre temps, ou un cadeau tombé du ciel. Il semblait à la fois déplacé et absolument à sa place. Il captait la lumière au travers des verrières, et brillait comme un secret que seuls quelques-uns savaient entendre. Depuis que je m’étais assis, je n’avais d’yeux que pour ...

Vibrations

Nous avons mené plusieurs explorations dans ce secteur de l’univers. Parmi toutes les planètes analysées, une seule continue de résister à notre compréhension : la planète qu’ils nomment Terre. D’apparence ordinaire : atmosphère riche en azote et oxygène, vie abondante, océans en perpétuel mouvement, civilisations organisées, langages complexes. Un monde vibrant, en constante agitation. Un monde vivant. Et pourtant, nous n’avons jamais pu établir de contact. Dès notre approche, quelque chose change. Les humains perçoivent une présence. Leurs réactions sont subtiles : un regard qui s'arrête, un geste suspendu, une phrase interrompue. Des frissons, souvent. Une sensation dans la nuque. L’impression d’être observé. Nous avons essayé tout ce que nos méthodes permettent. Nous avons envoyé des images dans leurs flux numériques, des sons dans leur atmosphère, des impulsions mesurables dans leurs appareils. Rien ne persiste. Tout s'efface, ou se transforme en coïncidence. Une interfére...

Le joueur

Assis face à face, ils ne se regardaient pas. Leurs gestes étaient précis, dénués d’hésitation. Chaque mouvement était une prière muette, un pas vers une issue inéluctable. Il n’y aurait pas de match nul : c’était la seule règle que Louis avait comprise. Il le savait maintenant. Il ne pouvait pas gagner. L’adversaire était de taille. C’était Dieu. Du moins, une entité qui se tenait à la place qu’on donne à Dieu. Il n’avait ni visage ni voix, seulement une présence. Une ombre parfaite, sculptée dans le vide. Louis avait réclamé cette partie. Il ne se souvenait plus exactement quand. Peut-être une nuit d’orgueil, dans un bar vidé par la pluie, ou lors d’un tournoi gagné trop facilement. Il avait murmuré à voix haute, défiant le ciel invisible : Si tu existes, viens jouer. Montre-toi. Je veux te battre. Et quelque chose avait répondu. Il s’était réveillé dans une salle sans porte. Une pièce familière mais fausse, comme une copie rêvée du club d’échecs de son enfance. Le plateau l’attendai...

Le petit homme solitaire

Chaque matin, à l’aube, il descendait les marches de son immeuble, ajustait mal son col, tirait sur les manches de son vieux manteau gris, et partait à petits pas vers la station de métro . Son costume, toujours un peu froissé, témoignait d’une vie modeste, sans éclat. Il s’appelait Monsieur Léon. Dans son quartier, on le saluait d’un hochement de tête, mais personne ne connaissait vraiment son histoire. Il vivait seul. Depuis longtemps. Peut-être depuis toujours. Chaque matin, à la même heure, il croisait une dame. Elle, marchait dans l’autre sens. Toujours droite, une certaine grâce dans la démarche. Ses cheveux châtains étaient relevés en un chignon élégant, et son manteau beige flottait autour d’elle comme un voile de calme. Elle portait un sac à main en cuir rouge, usé lui aussi, mais entretenu avec soin. Elle n’avait pas besoin de se faire remarquer. Elle existait avec légèreté, comme un silence précieux dans la rumeur du monde. Léon l’apercevait de loin, ralentissait légèrement ...

La Planète voilée

Nous avons quitté notre planète d’origine depuis si longtemps que nous ne prononçons plus son nom. Elle est devenue une abstraction, une idée floue logée dans un recoin du souvenir. Le temps s’est dilué à mesure que nous avancions dans le silence de l’espace. Sur le Varkhon, notre vaisseau triangulaire, les cycles ne sont plus marqués que par les rotations internes des systèmes vitaux. Le sommeil est mesuré, les éveils contrôlés, les émotions enfermées derrière des parois de verre et de métal. Nous sommes cent-douze à bord. Cent-douze êtres en transit, scientifiques, explorateurs, stratèges, rêveurs. Tous portés par un seul but : atteindre la planète voilée. Son existence nous a d’abord été révélée par les signaux désordonnés d’un satellite oublié, en orbite mourante autour de Korrin-6. Les données étaient floues, mais le message était clair : une planète dissimulée par une brume électromagnétique, invisible aux scans classiques, échappant aux calculs, mais bien réelle. Une planète que...

Le Passeur

La brume s’était épaissie peu avant l’aube, s’étalant sur les eaux comme une nappe de cendre. Le silence était si profond qu’on aurait pu croire le monde endormi pour de bon. Seule la respiration lente du fleuve rappelait que quelque chose, quelque part, continuait de vivre. Puis je le vis. La barque glissait sur l’eau, surgissant du néant comme un souvenir oublié. Elle avançait sans bruit, portée par un courant que je ne ressentais pas. À son bord se tenait le batelier. Grand, droit, enveloppé dans une cape sombre, il semblait faire corps avec l’embarcation. Ses gestes étaient lents, mesurés, comme dictés par une mémoire ancienne. Il maniait sa perche avec la gravité d’un prêtre officiant. La barque s’approcha de la berge où je me tenais, seul, pieds nus sur le sable froid. Elle pivota lentement, dans un demi-tour silencieux, et vint s’immobiliser à quelques centimètres de moi. Il n’y avait pas de chaîne, pas d’ancre. Rien ne la retenait, sinon la volonté du passeur. Je restai un inst...