Le Passeur
La brume s’était épaissie peu avant l’aube, s’étalant sur les eaux comme une nappe de cendre. Le silence était si profond qu’on aurait pu croire le monde endormi pour de bon. Seule la respiration lente du fleuve rappelait que quelque chose, quelque part, continuait de vivre.
Puis je le vis.
La barque glissait sur l’eau, surgissant du néant comme un souvenir oublié. Elle avançait sans bruit, portée par un courant que je ne ressentais pas. À son bord se tenait le batelier. Grand, droit, enveloppé dans une cape sombre, il semblait faire corps avec l’embarcation. Ses gestes étaient lents, mesurés, comme dictés par une mémoire ancienne. Il maniait sa perche avec la gravité d’un prêtre officiant.
La barque s’approcha de la berge où je me tenais, seul, pieds nus sur le sable froid. Elle pivota lentement, dans un demi-tour silencieux, et vint s’immobiliser à quelques centimètres de moi. Il n’y avait pas de chaîne, pas d’ancre. Rien ne la retenait, sinon la volonté du passeur.
Je restai un instant figé. Mon cœur ne battait plus. Ou alors il battait autrement. L’émotion qui me traversait n’était ni peur, ni tristesse. C’était une sorte de reconnaissance : j’étais attendu.
Je montai à bord.
Le bois de la barque était lisse et ancien. Il vibrait d’une chaleur sourde, comme s’il avait été taillé dans un arbre qui rêvait encore. Le passeur ne dit rien. Il se contenta d’un léger signe de tête, et le voyage commença.
Nous avons dérivé longtemps. Le fleuve s’élargissait à mesure que nous avancions, et les contours du monde s’effaçaient derrière nous. Plus de ciel. Plus de terre. Juste cette mer de brume, mouvante et douce, et la barque qui glissait.
Parfois, j’entendais des murmures. Des échos d’anciens jours, des rires, des larmes, des noms prononcés dans d’autres vies. Le fleuve semblait les porter avec lui, comme un vieux conteur qui ne veut rien oublier.
— Où allons-nous ? osai-je demander.
Le passeur tourna lentement la tête vers moi. Ses yeux étaient pâles, mais pleins de calme. Il ne parla pas, mais une voix résonna dans mon esprit, douce et grave à la fois :
— Tu vas là où tu es.
Je ne compris pas. Pas encore.
La lumière changeait. Elle ne venait ni du ciel, ni d’une source précise. C’était une clarté intime, qui semblait naître en moi, à mesure que je me délestais. Mes souvenirs me quittaient sans douleur. Je ne les perdais pas : je les déposais, un à un, comme des habits devenus trop lourds.
Et peu à peu, je sentis quelque chose en moi s’élargir.
La rive apparut enfin.
Elle n’était pas ce que j’attendais. Ni citadelle de pierre, ni porte dorée. C’était une terre douce, ondulée de collines, où des arbres aux feuillages argentés bruissaient sous une brise tiède. Une lumière dorée baignait le paysage, vibrante et mouvante, comme si le temps lui-même y respirait différemment.
La barque toucha la rive sans heurt.
Le passeur me tendit la main pour m’aider à descendre. Ses doigts étaient rugueux mais chaleureux. Au moment où mes pieds touchèrent le sol, je sentis une pulsation : la terre vivait, elle aussi. Pas comme le monde que j’avais quitté. Ici, tout semblait… conscient. Présent.
Je me retournai vers lui.
— Est-ce ici… la fin ? demandai-je, d’une voix plus fluide qu’elle ne l’avait jamais été.
Il me regarda longtemps. Puis il parla, vraiment cette fois, et sa voix était celle du vent, de l’eau, et de la nuit réunis.
— Non. Ce n’est pas la fin. C’est l’en-deçà. Le monde que tu as connu était une porte. Ce que tu laisses derrière n’est pas perdu, mais intégré. Tu n’as pas cessé d’exister. Tu es devenu.
— Devenu quoi ?
Un mince sourire effleura ses lèvres.
— Toi-même.
Je n’eus pas besoin d’autre réponse. Le sentier s’ouvrit devant moi, serpentant entre les collines. À chaque pas, je sentais la vie affluer, nouvelle et ancienne à la fois. Les perceptions s’aiguisaient, non plus liées aux sens, mais à l’être. Je comprenais sans analyser, ressentais sans peur.
Derrière moi, la barque s’éloignait déjà, emportant le passeur vers d’autres rives, d’autres âmes à accompagner. Il ne se retourna pas. Il n’en avait pas besoin.
Je respirai profondément.
Et je marchai.
Vers un monde sans nom, mais que je reconnaissais déjà.
Vers ce commencement qu’on appelle parfois… la fin.
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