Le petit homme solitaire
Chaque matin, à l’aube, il descendait les marches de son immeuble, ajustait mal son col, tirait sur les manches de son vieux manteau gris, et partait à petits pas vers la station de métro . Son costume, toujours un peu froissé, témoignait d’une vie modeste, sans éclat. Il s’appelait Monsieur Léon. Dans son quartier, on le saluait d’un hochement de tête, mais personne ne connaissait vraiment son histoire.
Il vivait seul. Depuis longtemps. Peut-être depuis toujours.
Chaque matin, à la même heure, il croisait une dame.
Elle, marchait dans l’autre sens. Toujours droite, une certaine grâce dans la démarche. Ses cheveux châtains étaient relevés en un chignon élégant, et son manteau beige flottait autour d’elle comme un voile de calme. Elle portait un sac à main en cuir rouge, usé lui aussi, mais entretenu avec soin. Elle n’avait pas besoin de se faire remarquer. Elle existait avec légèreté, comme un silence précieux dans la rumeur du monde.
Léon l’apercevait de loin, ralentissait légèrement pour prolonger leur croisement. Il ne levait jamais les yeux, se contentait de deviner sa silhouette du coin de l’œil. Il ne savait rien d’elle, sinon qu’elle habitait quelque part à proximité. Mais elle faisait battre son cœur. Ce petit détail infime transformait sa journée. Il en oubliait presque le bureau vide, les collègues absents, les dossiers sans importance qu’il remplissait sans conviction.
Il ne lui avait jamais parlé. À vrai dire, il n’avait jamais parlé à personne de ce frisson matinal qui le rendait vivant. Il avait peur, peut-être, de rompre le charme.
Un matin de printemps, alors que les arbres commençaient à verdir, il fit un pas de plus.
Lorsqu’elle passa devant lui, son parfum léger, presque sucré, le frappa de plein fouet.
Il se retourna. Elle ne l’avait pas vu. Alors, poussé par un élan qui le surprit lui-même, il se mit à la suivre. À distance respectable, bien sûr. Il ne voulait pas l’inquiéter. Il voulait juste savoir.
Elle tourna à gauche, traversa une place bordée de platanes, salua d’un signe de tête une boulangère, s’arrêta devant un petit immeuble à l’angle d’une rue calme. Elle sortit ses clés, entra. Voilà. C’était tout. Mais pour lui, c’était immense. Il avait maintenant un repère. Une adresse. Un morceau de vie d’elle.
Les jours suivants, il passa devant l’immeuble à plusieurs reprises. Il ne vit jamais la dame en sortir. Il n’osa pas demander. Mais un matin, il prit une décision.
Il alla chez un fleuriste du quartier. Hésitant parmi les bouquets éclatants, il finit par choisir un pot de violettes — Les fleurs préférées, se souvenait-il, de sa mère. C’était simple. Pas trop imposant. Il demanda une carte, mais ne parvint pas à écrire le moindre mot.
Il monta les marches de l’immeuble, le cœur battant si fort qu’il peinait à respirer. Devant la porte au chiffre doré, il leva la main. Un instant, il crut qu’il allait s’évanouir. Il sonna.
Silence.
Il attendit, les doigts tremblants sur le pot de fleurs. Puis, lentement, il le posa à terre, juste devant la porte. Il recula d’un pas, regarda encore une fois les violettes, puis se détourna.
Il descendit les marches. Dans la rue, tout était flou. Il ne vit pas la voiture. Il ne sentit même pas le choc. Juste une impression de vide, d’air qui se dérobe. Et puis plus rien.
Il se retrouva là, étendu sur le bitume. Il ne portait ni papiers, ni téléphone. Juste une petite carte blanche dans sa poche. Vierge.
Dans l’immeuble, la dame au manteau beige avait ouvert la porte au moment même où il tournait les talons. Elle l’avait reconnu. Son cœur avait battu plus fort. Elle avait vu le pot de fleurs. Elle s’était penchée, émue.
Puis, un bruit dans la rue. Une agitation soudaine. Elle s’était précipitée, le pot encore entre les mains. Trop tard.
Elle n’avait jamais su son nom. Mais elle gardera les violettes sur le rebord de sa fenêtre. Longtemps.
Commentaires
Enregistrer un commentaire