Le piano



Les voyageurs allaient et venaient à toute allure dans la gare. Comme un essaim d’abeilles, ils convergeaient tous vers les mêmes points : les quais, les trains, les correspondances. C’était un ballet désordonné et pourtant parfaitement rodé, une mécanique humaine nourrie par l’urgence, les horaires, les adieux.


Moi, j’étais immobile.


Assis sur un banc en bois, usé par d’innombrables attentes, je regardais sans vraiment voir. Le monde se déroulait autour de moi comme un film muet. Les visages, les silhouettes pressées, les annonces crachées dans les haut-parleurs, tout glissait sans accroche.


Sauf une chose.


Un piano.


Droit, noir, magnifique. Installé là, en plein cœur de ce halle de gare, comme un vestige absurde d’un autre temps, ou un cadeau tombé du ciel. Il semblait à la fois déplacé et absolument à sa place. Il captait la lumière au travers des verrières, et brillait comme un secret que seuls quelques-uns savaient entendre.


Depuis que je m’étais assis, je n’avais d’yeux que pour lui.


Il était libre. N’importe qui pouvait en jouer. Et parfois, quelqu’un s’asseyait. Les mains se posaient. Un prélude, une sonate, quelques notes maladroites ou un air familier… et tout changeait. Le vacarme de la gare se tassait, les bruits devenaient sourds. Le piano transformait le quotidien en poésie.


Et moi, toujours sur mon banc, je regardais.


J’avais ce rêve. Depuis longtemps. Apprendre à jouer. Comprendre le langage des touches, celui des silences entre les notes. J’en avais souvent rêvé. Dans mes insomnies. Dans mes errances. Dans ces instants suspendus où l’on croit encore qu’un autre soi est possible.


Mais je n’avais jamais osé. La vie, les années, les excuses tout avait toujours été plus fort que le désir.


Pourtant, ce jour-là, alors que la foule continuait de passer, il y eut comme un appel.


Le piano était vide.


Personne ne jouait.


Et le silence qu’il laissait derrière lui résonnait plus fort que tout le reste.


Je me levai.


Je ne savais pas vraiment pourquoi. Mon cœur battait vite. Mes pas étaient incertains. Mais je marchai vers lui. Chaque mètre parcouru me semblait irréel, comme si je traversais un miroir.


Je m’assis.


Le tabouret grinça doucement sous mon poids. Mes mains tremblaient.


Je les posai sur les touches.


Et là, sans savoir comment, je me mis à jouer.


Pas une mélodie que j’avais apprise. Rien d’écrit. Mais une suite de notes, fluide, claire, évidente. Comme si la musique dormait en moi depuis toujours. Elle sortait maintenant, libre, légère. Mes doigts couraient. Mon souffle s’accordait au rythme. Tout mon être vibrait.


Autour de moi, les passants ralentissaient.


Des têtes se tournaient. Quelques-uns s’arrêtaient. Des regards s’échangeaient. Mais moi, je ne voyais plus rien. Je n’étais plus dans la gare. J’étais ailleurs. Un espace pur, intérieur, où seuls existaient les sons et l’élan.


La musique me portait. Elle ne venait pas de moi : elle me traversait.


Et puis…


Puis, peu à peu, elle s’éteignit.


Non parce que je le voulais. Mais parce que quelque chose s’effaçait.


Le clavier pâlissait.


Le piano se dissolvait.


Le sol sous mes pieds se fit flou.


Je voulus retenir la dernière note  elle s’effondra dans un souffle.


Je rouvris les yeux.


J’étais de nouveau assis sur le banc. Mes mains, jointes entre mes genoux. Le vacarme de la gare m’enveloppait à nouveau, brutal, banal. Le piano était toujours là, au loin. Intact. Inoccupé.


Je n’avais pas bougé.


Un rêve.


Seulement un rêve.


Mais un rêve si vif, si précis, que je crus en garder la sensation des touches sous mes doigts. Et dans ma poitrine, le léger frémissement d’une musique qui ne m’avait peut-être pas quitté.


Alors je me levai. Pour de vrai.


Je traversai la halle. Un pas après l’autre. L’air me paraissait plus dense, plus habité. Je m’approchai du piano. Le tabouret était vide.


J’hésitai. Longtemps.


Puis je passai simplement la main sur le bois du clavier. Doucement.


Et pour la première fois, je crus que le rêve, même s’il n’était qu’un rêve, avait laissé en moi quelque chose de réel

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le temps qui passe

90

La fleur