Le repas
Le père, assis en bout de table, régnait sur sa petite cour. Le dos droit, les mains posées de part et d’autre de son assiette, il scrutait d’un œil froid les moindres gestes de ses convives. Son épouse, Marianne, servait en silence. À ses côtés, les deux filles, Claire et Lucie, baissaient la tête, les yeux rivés à leur assiette. Elles savaient qu’un mot de travers pouvait faire basculer l’atmosphère.
Il n’avait jamais eu besoin de hausser le ton. Un froncement de sourcil suffisait. Le silence pesait, coupé seulement par le tintement des couverts et les bruits feutrés de mastication. Le rôti était sec, comme souvent. Mais personne ne s’en plaignait.
— Lucie, ton coude. Redresse-toi.
La cadette obéit aussitôt. Claire, l’aînée, serra les dents. Chaque repas était une scène répétée, une liturgie morose où le moindre écart était puni d’un reproche, d’un regard, d’un soupir lourd de menace.
Marianne servit le gratin, les mains tremblantes.
— Il manque de sel, dit-il. Comme d’habitude.
Elle hocha la tête sans répondre. Les filles ne dirent rien.
Mais ce soir-là, quelque chose avait changé. Lucie, douze ans à peine, planta sa fourchette dans le gratin avec une lenteur étrange. Claire leva les yeux. Dans le fond de l’assiette de sa sœur, elle vit briller quelque chose qui roulait vers le fond du plat à gratin.
Une petite boule blanche argentée. Une petite boule. Discrète, minuscule. Inoffensive ? Personne ne dit un mot.
Le père ne remarqua rien. Il mangea. Grommela. Se resservit.
— Tu n’écoutes jamais. C’est comme parler à un mur, Marianne. Et vous, les filles, un jour il faudra bien que vous appreniez à respecter l’ordre.
Claire échangea un regard bref avec sa mère. Celle-ci ne dit toujours rien. Mais dans ses yeux, une lueur différente dansait, presque imperceptible.
Le repas se poursuivit, interminable. Quand le dessert arriva une tarte aux pommes ratée le père s’enfonça un peu plus dans son fauteuil.
— Un jour, vous comprendrez ce que c’est que d’avoir des responsabilités. Vous n’avez aucune idée de ce que je supporte, moi.
Il se leva, prit une gorgée de vin, puis s’effondra lourdement sur le carrelage.
Le silence se fit.
Personne ne cria.
Lucie posa sa fourchette, l’essuya calmement avec sa serviette. Claire se leva et ouvrit la fenêtre. Le vent du soir entra dans la pièce.
— Il est mort ? demanda la plus jeune.
Marianne se pencha, chercha un souffle, un battement.
— Non, pas encore.
Alors elle retourna s’asseoir. Et pour la première fois depuis des années, elle sourit.
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