Le joueur
Assis face à face, ils ne se regardaient pas.
Leurs gestes étaient précis, dénués d’hésitation. Chaque mouvement était une prière muette, un pas vers une issue inéluctable. Il n’y aurait pas de match nul : c’était la seule règle que Louis avait comprise.
Il le savait maintenant. Il ne pouvait pas gagner.
L’adversaire était de taille.
C’était Dieu.
Du moins, une entité qui se tenait à la place qu’on donne à Dieu.
Il n’avait ni visage ni voix, seulement une présence. Une ombre parfaite, sculptée dans le vide.
Louis avait réclamé cette partie. Il ne se souvenait plus exactement quand. Peut-être une nuit d’orgueil, dans un bar vidé par la pluie, ou lors d’un tournoi gagné trop facilement. Il avait murmuré à voix haute, défiant le ciel invisible :
Si tu existes, viens jouer. Montre-toi. Je veux te battre.
Et quelque chose avait répondu.
Il s’était réveillé dans une salle sans porte. Une pièce familière mais fausse, comme une copie rêvée du club d’échecs de son enfance. Le plateau l’attendait, les pièces en place. Et Dieu ou ce qui s’en approchait était déjà assis.
La partie avait commencé. Et elle durait.
Combien de temps ? Des heures ? Des années ? Peut-être plus. Ici, le temps était une illusion.
Louis jouait. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
Mais à chaque pièce perdue, il sentait une déchirure. Une absence.
Le nom de son père, effacé. Le souvenir de la voix d’un ami, dissous. Des pans entiers de son identité s’effondraient, pièce par pièce.
Il s’accrochait à ce qui restait : la logique, le mouvement, la stratégie.
Mais le plateau l’amenait lentement vers sa fin.
Il y eut un moment, un éclair dans l’obscurité, où Louis crut voir une faille dans la partie divine. Il tenta un sacrifice audacieux, presque insensé. Un dernier sursaut, non pour gagner, mais pour exister. Pour poser une question à laquelle même Dieu ne saurait répondre.
Il perdit sa dame.
Et le silence tomba, plus lourd que jamais.
L’adversaire leva enfin les yeux.
Louis ne vit pas un visage.
Il vit l’infini.
Un abîme de lumière et d’oubli, où tout ce qu’il avait été fondait comme de la cire sous un soleil sans forme.
Il comprit.
Ce n’était pas un test.
Ce n’était pas une épreuve à surmonter, ni un défi lancé aux cieux.
C’était une fin.
Il avait perdu.
Et dans ce jeu, la défaite signifiait la mort.
Pas une mort brutale. Pas une agonie.
Mais une dissolution.
Il sentit ses mains devenir floues, sa pensée se détacher de lui. Ses souvenirs s’effaçaient comme des traces dans le sable. Il ne souffrait pas. Il glissait.
Il essaya de se rappeler pourquoi il avait voulu jouer. Qui il était. Ce qu’il espérait.
Mais tout cela était déjà loin.
Il murmura quelque chose, sans savoir s’il le prononçait vraiment.
— Tu as gagné…
L’être en face ne répondit pas. Il n’en avait pas besoin.
La dernière pièce tomba. Le roi.
C’était fini.
Alors Louis ferma les yeux.
Et s’effaça.
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