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La porte

Un matin, Valeria se réveilla avec cette sensation trouble que la nuit avait laissé une empreinte. Un frisson. Un battement décalé du réel. Tout semblait normal. Le plafond blanc, la lumière pâle filtrant par les rideaux, l’odeur familière de poussière tiède et de linge propre. Pourtant, elle savait que quelque chose avait changé. Ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas non plus une pensée rationnelle. Plutôt une tension discrète dans l’air, comme un accord légèrement faux dans une mélodie bien connue. Elle se leva. Marcha jusqu’à la fenêtre. Les immeubles d’en face étaient là, les antennes dressées, les volets tirés. Mais la lumière… la lumière avait quelque chose d’anormal. Une couleur indéfinissable, entre le bleu et le gris, comme si le ciel lui-même hésitait à apparaître. Elle alluma la radio. Du silence. Elle prit son téléphone : écran noir. Aucun signal, ni son, ni mouvement. Un calme étrange flottait. Le genre de calme qui précède un événement, ou qui le suit de très près. Et pu...

Le vent

Le vent soufflait sur les ruines des cités englouties, glissait entre les squelettes d'antennes et les tours d’observation rouillées. Il n’était plus une simple masse d’air en mouvement : depuis la Grande Résonance, il avait changé. Certains disaient qu’il avait appris. D’autres, plus prudents, parlaient d’une mutation atmosphérique. Mais tous s’accordaient sur un fait : le vent n’était plus neutre. Il observait. Il portait en lui des données, des fréquences, des éclats de voix venus d’un autre temps. À chaque rafale, les micro-capteurs captés dans l’éther frémissaient, enregistrant des motifs codés. Les chercheurs parlaient de séquences sonores non aléatoires, d’un langage possible. Le vent comme vecteur d’un message. Ou peut-être, d’une conscience. Sur les plateformes isolées, les veilleurs écoutaient. Ils leurs arrivaient d’entendre, dans la nuit, des murmures impossibles : prénoms oubliés, consignes murmurées, avertissements. Certains se levaient le matin avec une idée neuve, c...

L' Aube

Noirmoutier, an 12 après la Chute. L’aube nouvelle allait bientôt apparaître. Ici, sur mon île, tout était encore calme. La lumière montait doucement depuis l’horizon, effleurant les toits blanchis, les dunes silencieuses, les marais que je connaissais par cœur. Je suis né à Noirmoutier, bien avant la Chute. J’ai grandi entre le bois de la Chaise et les marais salants de l’Épine, entre les pins tordus par le vent et les odeurs iodées du port de l’Herbaudière. J’ai vu cette île vivante, bruissante l’été, sauvage et battue par les tempêtes l’hiver. Et j’ai vu aussi son effacement progressif, quand le monde a implosé. La Troisième Guerre mondiale n’a pas épargné la Vendée. Les grandes villes ont sombré rapidement, dans les flammes ou le silence. Mais ici, malgré les pluies noires et l’air devenu rare, l’île a tenu. On dit parfois qu’elle est restée debout par orgueil, ou par habitude d’être un monde à part. Je pense que c’est la mer qui nous a protégés. Elle nous a toujours séparés du res...

La fleur

Le petit garçon avançait seul sur le chemin de terre, les chaussures pleines de poussière, les pensées lourdes. Il ne courait pas, ne sifflait pas, ne jouait pas. Il marchait comme on traverse un rêve un peu triste, sans trop savoir où aller, sans trop savoir pourquoi. Le vent de mai soufflait doucement dans les branches. C'était un jour ordinaire, ni trop froid ni trop chaud, un de ces jours qui passent comme les autres quand on ne les attend pas. Autour de lui, la campagne s'étendait, calme et silencieuse. Seul le froissement des feuilles et le chant lointain d’un merle accompagnaient ses pas. Il pensait à sa maman. Elle n’était plus là. Depuis quand ? Il ne comptait plus les jours. Il savait seulement que le matin, quand il se réveillait, le monde avait perdu quelque chose. Comme si une lumière s’était éteinte pour toujours. Il n’avait pas pleuré aujourd’hui. Pas encore. Les larmes viennent parfois sans prévenir, mais aujourd’hui elles restaient loin, comme timides. Alors qu...

Le repas

Le père, assis en bout de table, régnait sur sa petite cour. Le dos droit, les mains posées de part et d’autre de son assiette, il scrutait d’un œil froid les moindres gestes de ses convives. Son épouse, Marianne, servait en silence. À ses côtés, les deux filles, Claire et Lucie, baissaient la tête, les yeux rivés à leur assiette. Elles savaient qu’un mot de travers pouvait faire basculer l’atmosphère. Il n’avait jamais eu besoin de hausser le ton. Un froncement de sourcil suffisait. Le silence pesait, coupé seulement par le tintement des couverts et les bruits feutrés de mastication. Le rôti était sec, comme souvent. Mais personne ne s’en plaignait. — Lucie, ton coude. Redresse-toi. La cadette obéit aussitôt. Claire, l’aînée, serra les dents. Chaque repas était une scène répétée, une liturgie morose où le moindre écart était puni d’un reproche, d’un regard, d’un soupir lourd de menace. Marianne servit le gratin, les mains tremblantes. — Il manque de sel, dit-il. Comme d’habitude. Elle...

La plage

Le petit garçon qui aimait s’asseoir sur le sable, là où la mer murmure à ceux qui savent écouter, est devenu un vieil homme au regard clair, presque translucide, comme lavé par le temps. Il revient chaque matin sur cette même plage, une canne à la main, traînant doucement les pas de ceux qui n’attendent plus rien… sauf peut-être une réponse. Le souvenir de l’événement est resté intact. Il ne s’est jamais estompé, pas même un peu. Il flotte dans son esprit comme une image gravée dans un métal étrange indélébile, hors du temps. Il revoit l’objet comme s’il était encore là, posé à quelques mètres de lui, sur le sable humide. C’était un jour d’été, dans son enfance. Il avait sept ans. Le ciel était blanc, presque vide, et la mer silencieuse comme une grande bête endormie. Il s’était assis, comme souvent, les jambes croisées, les mains dans le sable. Et alors, l’objet était apparu. Il ne venait ni du ciel ni des profondeurs il était là, d’un coup, comme si le monde l’avait oublié puis soud...

Le piano

Les voyageurs allaient et venaient à toute allure dans la gare. Comme un essaim d’abeilles, ils convergeaient tous vers les mêmes points : les quais, les trains, les correspondances. C’était un ballet désordonné et pourtant parfaitement rodé, une mécanique humaine nourrie par l’urgence, les horaires, les adieux. Moi, j’étais immobile. Assis sur un banc en bois, usé par d’innombrables attentes, je regardais sans vraiment voir. Le monde se déroulait autour de moi comme un film muet. Les visages, les silhouettes pressées, les annonces crachées dans les haut-parleurs, tout glissait sans accroche. Sauf une chose. Un piano. Droit, noir, magnifique. Installé là, en plein cœur de ce halle de gare, comme un vestige absurde d’un autre temps, ou un cadeau tombé du ciel. Il semblait à la fois déplacé et absolument à sa place. Il captait la lumière au travers des verrières, et brillait comme un secret que seuls quelques-uns savaient entendre. Depuis que je m’étais assis, je n’avais d’yeux que pour ...