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Le dernier voile

On pense vivre dans un monde ordonné. Un monde mesuré, balisé, rationnel. Chaque chose à sa place. Le vent souffle, la pluie tombe, les feuilles jaunissent. On traverse les saisons comme on traverse la rue sans y penser vraiment. Mais il ne s'agit que d’un décor. Un décor fragile, tendu comme une couverture sur un homme se reposant. Parfois, une faille s’ouvre. Elle peut ressembler à un reflet qui persiste un peu trop longtemps dans une vitre. À une silhouette qui ne produit aucune ombre. À un bruit qui vient d’un endroit sans matière. Ce sont des fissures, des effritements dans la grande illusion collective. Des signes que le vernis du réel craque. L’un de ces instants arriva un matin gris, comme les autres. Il y eut un silence anormal, une suspension de tout. Et soudain, un regard. Pas humain. Pas animal. Un regard qui perça le voile. Il ne jugeait pas. Il constatait. Comme si quelque chose derrière les apparences reprenait conscience de notre existence. Ce jour-là, l’équilibre b...

Les grandes orgues

Écouter cette musique magnifique était pour moi une récompense. Une parenthèse. J’aimais ce moment si particulier, où la cathédrale s’était vidée de ses visiteurs et où ne restait que moi, ou presque. Je m’installais toujours au même endroit, dans la pénombre des derniers rayons, et j’attendais que les grandes orgues s’élèvent. L’acoustique du lieu faisait vibrer l’air autour de moi. Chaque note semblait me traverser, chaque accord me plongeait plus loin dans la mélodie. C’était une musique qui ne venait pas seulement de l’instrument : elle venait des murs, de la pierre, du bois ancien, comme si la cathédrale elle-même chantait. J’étais au cœur du son, et parfois, j’oubliais jusqu’à ma propre respiration. L’organiste enchaînait les accords avec une fluidité presque irréelle. On aurait dit que ses mains ne touchaient plus les touches, mais les effleuraient à peine, comme s’il les devinait. Il ne regardait pas sa partition. Il fermait les yeux. Il écoutait ce qu’il allait jouer, avant mê...

Le voyageur du Gois

Comme souvent le matin, j’aimais bien assister aux spectacles que m’offrait cette caméra installée face au passage du Gois. Depuis mon appartement en ville, bien loin de l’Atlantique, je lançais le flux sur mon écran, un café fumant à la main, et je me laissais absorber par l’image. Le mouvement semi-circulaire de la caméra, qui balayait lentement le paysage, me faisait rêver. À chaque rotation, elle captait la courbe du passage qui s’étirait vers l’horizon, entre terre et mer. Parfois, il était recouvert d’eau, invisible sous les reflets d’argent. D’autres fois, comme ce matin-là, il se découvrait, luisant sous la lumière dorée, presque désert. Ce panorama avait quelque chose d’ensorcelant. Une beauté calme, à la limite de l’irréel. Mais il ne s’agissait que d’une image, un pixel loin de moi, une échappée virtuelle. Pourtant, ce matin-là, quelque chose changea. Je me surpris à murmurer à voix haute, comme une incantation : « Si seulement je pouvais être dans l’image… » Aussitôt, un fr...

Les yeux qui pleurent

Il ne pleurait jamais. Il avait pris l’habitude de taire ses émotions, de les plier au fond de lui comme on range de vieux vêtements dans une malle que personne n’ouvre. Il n’y avait pas eu de moment pour s’effondrer, pas de place pour les larmes. Alors il avait appris à ne pas pleurer. Mais ses yeux, eux, ne suivaient plus toujours la consigne. Parfois, sans raison apparente, ils s’humidifiaient. Une larme montait, discrète, comme si son corps parlait à sa place. Ce n’était pas un sanglot. C’était un silence trop longtemps porté. La maison était tranquille. Trop. Une paix usée, sans rires, sans bruits imprévus. Il y vivait seul depuis longtemps. Et plus les années passaient, plus ce vide prenait de la place. Il s’infiltrait dans les objets, dans les gestes du quotidien. Il était devenu la voix principale. Les enfants n’écrivaient plus. Il ne savait pas très bien pourquoi. Il avait essayé, autrefois, de renouer, d’ouvrir des portes. Mais on ne force pas un retour. Le silence s’était in...

La sole meunière

Dans une vie, il y a des traversées qu’on redoute d’entreprendre. Non parce qu’elles sont longues ou dangereuses, mais parce que celui avec qui on devait les faire n’est plus là. Du moins, pas dans ce monde. Le Passage du Gois réapparaissait ce matin-là, sous la lumière pâle d’une marée basse. La chaussée luisait, couverte d’algues et de reflets, comme une route oubliée menant vers l’île. Il se souvenait parfaitement de la première fois où ils avaient foulé ce chemin. Deux gamins dans des corps d’adultes, excités comme des enfants, riant de se retrouver « au milieu de la mer à pied sec ». C’est ce jour-là qu’ils s’étaient promis de revenir, quand la vie les aurait fatigués, ou quand ils auraient besoin de silence. Ils n’étaient pas frères de naissance, mais leur lien avait toujours eu cette force, cette fidélité sans condition. Une amitié brute, profonde, indestructible. Un souvenir particulier remontait souvent. Un de ces moments minuscules, mais qui collent à la mémoire avec la tendr...

Un grain de riz

Ils ont dix ans. Eitan, le petit Israélien, vit à Kiryat Arba. Sofiane, le petit Palestinien, vit à Hébron. Ils se ressemblent, sans le savoir. Même taille, même vivacité dans le regard, même façon de courir après un ballon de fortune. Mais entre eux, il y a un mur. Un vrai. Haut, gris, hérissé de barbelés. Et d’autres murs encore : la peur, les récits familiaux, les blessures de l’histoire. Eitan Eitan vit dans une maison propre, entourée de clôtures. Il dort dans un lit aux draps bleus, collectionne les billes, joue à la console avec son grand frère. Il aime la douceur des gâteaux au miel que prépare sa grand-mère. Mais dans sa vie aussi, il y a des ombres. Des alertes qui résonnent en pleine nuit. Des voisins morts dans un attentat à la bombe. Des visages absents dans les albums de famille. Il a appris à courir vers les abris, à ne pas descendre seul dans certaines rues, à toujours regarder derrière lui. Chez lui, la peur porte un nom : l’ennemi invisible, celui qu’on dit vouloir ...

Le scribe

Le stylo refusait obstinément de tracer le moindre mot sur la feuille blanche. L’écran tactile, pourtant synchronisé à ma signature neuro-biométrique, demeurait muet. Aucun flux de pensée ne parvenait à se stabiliser. Le champ synaptique autour de ma tête frémissait par intermittence, puis s'éteignait, comme un feu mourant. J'avais beau fouiller dans les mémoires de la base, invoquer des souvenirs, solliciter mes anciens récits , le vide persistait. Comme si l’interface elle-même rejetait mes pensées. Je me redressai dans la capsule d’écriture. Le plafond, en réponse à mon mouvement, s’éclaira d’un halo bleuté apaisant. Une voix douce et désincarnée se manifesta : — Diagnostic : activité cérébrale non conforme. Créativité en veille. - Suggestion : repos ou stimulation sensorielle légère. Je soupirai, las. Troisième incident cette semaine. La panne ne venait ni du matériel ni de l’interface. C’était moi. Quelque chose en moi s’était figé. Je me déconnectai. Le lien neuronal se r...