Articles

Le précipice pour les nuls

Chapitre 1 : Introduction à la Catastrophe Ce matin, comme chaque matin, le monde s’est levé du pied gauche. On l’a entendu craquer, juste à la jonction tectonique entre l’éthique et le bon sens. Les journaux titraient en chœur : « Le précipice se rapproche, mais avec pédagogie. » Sur les plateaux télé, on s'interrogeait : – Faut-il sauter avant que ça s’effondre, ou attendre que le sol disparaisse sous nos pieds ? – Faut-il privatiser le précipice pour une meilleure gestion de la chute libre ? Un expert en géopolitique, lunettes carrées et mèche bien mise, affirmait : – Le précipice est une opportunité. Il faut l’aborder avec ambition. Chapitre 2 : Le manuel Un petit livre jaune faisait fureur dans les librairies : « Le Précipice pour les Nuls », par le professeur Z. Z , était docteur en tout et spécialiste de rien. Il avait compris une chose : si l’on ne peut pas éviter la fin, on peut au moins la commenter avec style. Extrait du chapitre 4 : Les différentes postures en cas de ch...

Papa m'a dit

Papa ne dit jamais "je t’aime". Il dit : — Mets ton pull. — Ne parle pas pour ne rien dire. — Tiens-toi droite. Il ne crie pas. Il ajuste. Il rectifie. Il remet en place , les objets, les horaires, les voix trop vives. Quand on est partis,il a ouvert la porte. Il a dit : — Faites ce qu’il faut. Et il est resté là, les bras ballants, comme s’il s’attendait à autre chose. Mais personne n’est revenu. Ni nous, ni elle. Chez lui, tout était silencieux. L’air y était plus froid. Plus sec. On y allait parfois pendant les vacances scolaires,comme un devoir qu’on ne comprend pas mais qu’on accomplit. Il disait : — On mangera à vingt heures. — Les chaussures restent dans l’entrée. — Ne gaspille pas l’eau chaude. Il y avait toujours un couteau à la bonne place, une serviette pliée sans faux pli. Le pain était découpé en tranches égales. Tout semblait rangé, sauf nous. Ma soeur posait des questions. — Pourquoi il nous regarde comme s’il attendait quelque chose ? — Est-ce qu’il est triste...

L'enfant et la Lumière

Les enfants pauvres, comme moi, erraient souvent dans les rues de Jérusalem. Ce jour-là n’avait rien d’exceptionnel. Le soleil frappait les murs de la ville d’une chaleur lourde. Les marchands criaient sur les places, les mendiants tendaient la main, les soldats passaient l’air fatigué. Moi, pieds nus dans une ruelle, je cherchais quelque chose à manger. Depuis des jours, la ville chuchotait. On parlait d’un prophète exécuté, d’un tombeau vide, de ses disciples cachés. On disait qu’un grand miracle allait venir. Mais ces paroles glissaient sur moi comme de l'eau sur la pierre. J’avais plus faim de pain que de promesses. Ce matin-là pourtant, un étrange frisson courait dans l’air. En approchant d’une maison du vieux quartier, je sentis quelque chose changer. Ce n’était ni le vent, ni le bruit des rues. C’était plus profond, comme un souffle invisible. Je me faufilai dans une étroite venelle, cherchant un coin d’ombre. Là, contre un mur chaud, je m’accroupis. Une fenêtre au-dessus de...

La nuit

La nuit tombait comme un manteau de velours sur la ville endormie. Les réverbères vacillaient, prisonniers d’une brume étrange qui semblait venue d’ailleurs. Dans son appartement silencieux, Guy referma le livre qu’il lisait depuis des heures. Ses paupières étaient lourdes, son souffle apaisé. Il éteignit la lampe, s’allongea sur le lit. Mais Guy le savait : la nuit n’était pas un simple refuge pour le corps fatigué. C’était un portail. Quand le sommeil l’envahit, quand ses muscles cessèrent de répondre, une lueur pâle s’éveilla au plus profond de son esprit. Lentement, imperceptiblement, une seconde existence s’arracha à la première. Dans l’obscurité totale de sa chambre, son esprit se détacha de son enveloppe charnelle. Une silhouette diaphane, auréolée d’un halo bleuâtre, flotta un instant au-dessus du lit. Puis, portée par une force ancienne, elle franchit les murs et se perdit dans l’obscurité de la ville. Guy entra dans le Nokturne, ce monde que seuls les voyageurs de l’esprit pe...

Le rocher de la mémoire

Guy, assis sur son rocher, était perdu dans ses pensées. Il venait souvent ici. Un promontoire granitique surplombant ce qui restait de la vallée de la Loire un désert de silice et de cendres où, jadis, les vignes couraient entre les coteaux. Trois siècles s’étaient écoulés depuis 2030, et pourtant, les cicatrices restaient vives. Le sol ne portait plus rien d’autre que les ruines vitrifiées des anciennes villes. L’air était respirable à certaines saisons seulement. Mais c’était ici, sur ce rocher précis, que Guy aimait se souvenir. Il faisait partie des Gardiens. Pas une caste, pas une élite. Juste ceux qui avaient accepté de porter la mémoire, quand le reste de l’humanité avait préféré oublier pour survivre. « 2030… », murmura-t-il, le regard perdu dans l’horizon rougeoyant. Ce n’était pas une attaque surprise, ni même un accident. La Troisième Guerre Mondiale, nucléaire celle-là, avait germé lentement. Les conflits climatiques, les flux migratoires incontrôlés, les crises alimentair...

Le silence

La ville hurlait. Le jour, elle éructait sans pudeur. Sirènes, klaxons, marteaux-piqueurs, cris impatients aux feux rouges, conversations suspendues entre deux notifications. Tout s’entrechoquait. Une cacophonie moderne qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter. Mais chaque soir, en rentrant chez moi, le Silence régnait en maître. Pas un silence simple, pas une absence de sons. Non. Un Silence vivant, palpable, presque doué de volonté. Dès que je refermais la porte de mon appartement, il s’installait comme une présence ancienne, lourde et dense. Le bruit du monde mourait à l’entrée, comme frappé d’interdit. Au début, je trouvais cela apaisant. J’en avais besoin, comme on a besoin d’eau après la poussière. Je m’asseyais sur le vieux fauteuil près de la fenêtre et j’écoutais… rien. Ou plutôt, j’écoutais lui. Ce silence qui n'était pas un vide mais un plein. Il enveloppait les murs, s’insinuait dans mes pensées, tamisait mes souvenirs. Mais peu à peu, j’ai compris qu’il ne s’agissait p...

La porte

Un matin, Valeria se réveilla avec cette sensation trouble que la nuit avait laissé une empreinte. Un frisson. Un battement décalé du réel. Tout semblait normal. Le plafond blanc, la lumière pâle filtrant par les rideaux, l’odeur familière de poussière tiède et de linge propre. Pourtant, elle savait que quelque chose avait changé. Ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas non plus une pensée rationnelle. Plutôt une tension discrète dans l’air, comme un accord légèrement faux dans une mélodie bien connue. Elle se leva. Marcha jusqu’à la fenêtre. Les immeubles d’en face étaient là, les antennes dressées, les volets tirés. Mais la lumière… la lumière avait quelque chose d’anormal. Une couleur indéfinissable, entre le bleu et le gris, comme si le ciel lui-même hésitait à apparaître. Elle alluma la radio. Du silence. Elle prit son téléphone : écran noir. Aucun signal, ni son, ni mouvement. Un calme étrange flottait. Le genre de calme qui précède un événement, ou qui le suit de très près. Et pu...