Le rocher de la mémoire
Guy, assis sur son rocher, était perdu dans ses pensées.
Il venait souvent ici. Un promontoire granitique surplombant ce qui restait de la vallée de la Loire un désert de silice et de cendres où, jadis, les vignes couraient entre les coteaux. Trois siècles s’étaient écoulés depuis 2030, et pourtant, les cicatrices restaient vives. Le sol ne portait plus rien d’autre que les ruines vitrifiées des anciennes villes. L’air était respirable à certaines saisons seulement. Mais c’était ici, sur ce rocher précis, que Guy aimait se souvenir.
Il faisait partie des Gardiens. Pas une caste, pas une élite. Juste ceux qui avaient accepté de porter la mémoire, quand le reste de l’humanité avait préféré oublier pour survivre.
« 2030… », murmura-t-il, le regard perdu dans l’horizon rougeoyant.
Ce n’était pas une attaque surprise, ni même un accident. La Troisième Guerre Mondiale, nucléaire celle-là, avait germé lentement. Les conflits climatiques, les flux migratoires incontrôlés, les crises alimentaires, les intelligences artificielles aux intentions devenues opaques… Puis, un soir d’été, l’impensable : les systèmes orbitaux s’étaient effondrés. Les satellites avaient cessé de répondre. Les nations, aveugles, avaient paniqué. Une salve de décisions humaines, amplifiées par des algorithmes de défense automatisés, et tout avait explosé.
Cinq jours de feu, de lumière blanche, de silence assourdissant. Ensuite, plus rien. Ou presque.
L’humanité n’avait pas disparu, non. Elle s’était repliée. Enterrée. Dissoute dans les creux du monde. Trois siècles plus tard, la Terre reprenait lentement son souffle. Les forêts mutantes s’étendaient sur les anciennes métropoles. Des enfants naissaient avec des sens nouveaux : perception des radiations, mémoire cellulaire, écoute des courants électromagnétiques. D’autres encore, comme Guy, portaient la mémoire dans leurs rêves. Un don, ou un fardeau.
C’est là qu’il la revoyait. La France d’avant. Les visages. Les lumières bleues des écrans. L’illusion de maîtrise. L’ultime aveuglement.
— Tu te parles encore à toi-même, dit une voix douce derrière lui.
Il sourit sans se retourner.
— Non. Je parle à ce qui fut. J’essaie d’écouter ce que la guerre murmure encore.
C’était Nad.
Elle s’assit à côté de lui, comme elle le faisait parfois. Elle avait l’âge du renouveau, vingt ans à peine, et les yeux d’un gris presque transparent, comme s’ils avaient vu l’intérieur des choses. Elle portait un manteau long tissé de fibres de champignons et une écharpe brodée de symboles anciens, mathématiques ou magiques, Guy ne savait plus.
— Un jour, dit-elle, tu me raconteras tout. Pas juste les faits. Je veux savoir ce qu’ils ressentaient, ceux d’avant.
— Tu ne le supporterais pas.
— Peut-être. Mais peut-être que je suis faite pour ça.
Guy la regarda enfin. Elle le fixait, sérieuse, comme si elle pesait des siècles dans son propre silence.
— Tu sais, poursuivit-elle, on a retrouvé quelque chose. Une cavité sous les ruines du Centre Quantique de Toulouse . Des spirales. Des machines jamais identifiées. Une énergie stable, qui semble ignorer le passage du temps. Ils pensent que c’était un prototype. Ou une tentative.
— Une tentative de quoi ?
— De rupture temporelle. Un passage. Peut-être vers l’avant. Peut-être vers l’arrière.
Un souffle passa entre eux, porté par le vent du plateau. Le ciel avait pris une teinte lilas, comme si la lumière elle-même hésitait entre souvenir et lendemain.
Guy posa lentement la main sur le rocher. Il sentit le froid de la pierre, la mémoire figée dans sa surface.
— Si c’est vrai, murmura-t-il, alors peut-être qu’il y a encore une chance. Non pas de fuir… mais de prévenir.
Nad hocha la tête. Elle se leva sans un mot, comme guidée par quelque chose d’invisible. Avant de disparaître derrière un pan de roche, elle se retourna et lança :
— Et si c’est possible, Guy… tu viendras avec moi ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il ferma les yeux. Derrière ses paupières, 2030 grondait encore. Mais peut-être… juste peut-être… que l’histoire n’était pas encore tout à fait écrite.
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