La nuit



La nuit tombait comme un manteau de velours sur la ville endormie. Les réverbères vacillaient, prisonniers d’une brume étrange qui semblait venue d’ailleurs.


Dans son appartement silencieux, Guy referma le livre qu’il lisait depuis des heures. Ses paupières étaient lourdes, son souffle apaisé. Il éteignit la lampe, s’allongea sur le lit.


Mais Guy le savait : la nuit n’était pas un simple refuge pour le corps fatigué. C’était un portail.


Quand le sommeil l’envahit, quand ses muscles cessèrent de répondre, une lueur pâle s’éveilla au plus profond de son esprit. Lentement, imperceptiblement, une seconde existence s’arracha à la première.


Dans l’obscurité totale de sa chambre, son esprit se détacha de son enveloppe charnelle. Une silhouette diaphane, auréolée d’un halo bleuâtre, flotta un instant au-dessus du lit. Puis, portée par une force ancienne, elle franchit les murs et se perdit dans l’obscurité de la ville.


Guy entra dans le Nokturne, ce monde que seuls les voyageurs de l’esprit peuvent arpenter. Un univers sans horizon, où les lois du jour n’ont plus cours. Là, les pensées se matérialisent, les souvenirs deviennent matière, les émotions façonnent les paysages.


Ce soir-là, le Nokturne avait l’éclat d’une forêt d’obsidienne. Les arbres, hauts comme des cathédrales, bruissaient d’une musique cristalline. Des lucioles aux ailes de verre formaient des constellations mouvantes.


Guy marcha sans crainte. Ici, il n’était pas le vieil homme solitaire que la ville ignorait le jour. Il était un arpenteur de mondes, un mage du rêve. Il étendit les bras : aussitôt, une cape d’étoiles se posa sur ses épaules. Il murmura un mot ancien, et un bâton d’argent apparut dans sa main.


Mais le Nokturne n’était pas sans péril. Au détour d’un sentier de brume, il croisa des ombres informes , les Égarés, âmes prisonnières de leurs propres cauchemars. Leurs murmures étaient glaçants :

« Reste avec nous, voyageur… oublie le jour… »


Guy ferma les yeux, se concentra. Une lumière dorée jaillit de son front, repoussant les ténèbres. Il poursuivit son chemin.


Dans une clairière suspendue dans le vide, un miroir d’eau l’attendait. Guy s’y pencha : sur la surface lisse, mille visages lui souriaient  ceux de ses vies nocturnes passées. Roi d’un empire oublié, maître d’une bibliothèque infinie, gardien des étoiles disparues.


Chaque nuit, il avait vécu, aimé, combattu dans ce royaume sans frontières. Et chaque matin, il ramenait un fragment de sagesse, une étincelle de pouvoir que nul autre ne soupçonnait.


Mais l’aube approchait. Déjà, la forêt pâlissait, les lucioles s’éteignaient une à une. Le Nokturne se repliait, comme un livre refermé trop vite.


Le corps de Guy, allongé dans son lit, frémit. Son esprit, en un dernier battement d’aile, regagna sa place. Ses paupières s’ouvrirent.


Dans l’appartement, tout était calme. Le monde diurne reprenait ses droits.


Mais au fond des yeux de Guy brillait une lueur étrange, insondable. Il sourit. Ce soir encore, lorsque la nuit tombera, le portail s'ouvrira de nouveau.


Car pour ceux qui savent, la nuit n’est pas un simple voile d’ombre. C’est la clef des autres mondes.




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