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Le caillou

Seul, face à l’océan, je laissais mes pensées s’envoler comme des oiseaux marins, libres de se perdre dans l’horizon. Devant moi, le Pacifique déployait ses forces, agité, bruyant, presque furieux. Il portait bien mal son nom aujourd’hui. Rien de pacifique dans ses grondements, rien d’apaisé dans ses vagues qui se brisaient contre la barrière de corail, immense et fragile à la fois. La Nouvelle-Calédonie… Ce « gros caillou » m’avait donné tant de visages, tant de paysages. Je n’oublierai jamais la baie des Citrons, où les soirs s’embrasent de lumières et de rires, ni l’Anse Vata, miroir mouvant des cerfs-volants dans le ciel. Le Cœur de Voh, vu d’en haut, m’avait un jour coupé le souffle, comme si la terre elle-même m’offrait une déclaration d’amour gravée dans son écrin de mangroves. Sur l’île des Pins, j’avais marché entre les pins colonnaires, gardiens immobiles dressés vers le ciel, tandis que l’eau translucide me rappelait qu’il existait des paradis encore préservés. Et plus loin,...

Effroi

La ville vivait dans la certitude de son calme. Les jours y suivaient un rythme régulier, rassurant, fait de gestes répétés, de rencontres familières, d’un quotidien qui paraissait inébranlable. Les images de guerre que montraient les écrans semblaient lointaines, presque irréelles. On les regardait comme on observe une tempête de l’autre côté d’une vitre : avec compassion, peut-être, mais sans crainte véritable. Et puis vint la nuit où tout bascula. À l’heure où les lumières s’éteignent, où les familles se replient dans leurs foyers, un grondement se fit entendre. D’abord discret, semblable à un orage. Mais il grossit, se transforma en rugissement, et bientôt les sirènes hurlèrent. C’était un son que personne n’avait jamais entendu ici. Le ciel s’illumina. Le souffle fut brutal. Le sol trembla comme s’il s’ouvrait. En un instant, la ville fut déchirée par plusieurs explosions. Les murs éclatèrent, les toits s’effondrèrent, les vitres se changèrent en éclats meurtriers. La nuit paisibl...

La république des micros

Dans ce pays, on ne votait plus depuis longtemps. Les élections avaient été jugées trop lentes, trop incertaines. Désormais, l’avenir de la nation se décidait chaque soir, en direct, sur les plateaux des chaînes d’info en continu. Le pouvoir était détenu par une caste redoutée : les journalistes-stars, ceux dont le visage apparaissait plus souvent que celui des saints sur les vitraux. On les appelait les Oracles du Prime Time. Leurs éditoriaux n’étaient pas des opinions, mais des décrets. L’éditorialiste économique pouvait, d’un haussement de sourcil, déclencher une récession. Un graphique mal expliqué suffisait à décider du prix du pain le lendemain. La chroniqueuse santé annonçait en direct la durée légale de sommeil, le nombre de cafés autorisés par jour, et fixait les amendes pour excès de bâillements. Le commentateur politique, spécialiste du ton grave et de la mine sévère, faisait et défaisait les carrières en une phrase : « Cet homme est fini », disait-il , et aussitôt l’intéres...

La bourse ou la vie

Au sommet d’une montagne vivaient les Lunatix, peuple riche et arrogant. Dans la vallée grouillaient les Cradox, peuple nombreux, bruyant et pauvre. Les Lunatix possédaient tout : l’or, les lois, et jusqu’au pouvoir de dire ce qui avait du prix. Les Cradox possédaient peu, mais réclamaient beaucoup. Chaque fois qu’on leur lançait un os à ronger, ils se battaient pour savoir qui en aurait la plus grosse miette, puis revenaient supplier qu’on leur en jette un autre. Les Lunatix, las de ces jérémiades, tentèrent jadis de régler le problème par les guerres. On arma les Cradox, on les lança les uns contre les autres : on fit couler des torrents de sang. Mais les Cradox, obstinés, renaissaient toujours plus nombreux, comme si la misère les engraissait. Alors, les Lunatix inventèrent une trouvaille plus subtile : la Bourse. Un temple invisible où l’on n’adorait ni dieux ni idoles, mais de simples chiffres dansants. On promit aux Cradox qu’ici-bas, chacun pouvait devenir riche, à condition de ...

Cœurs Vendéens , l' éxécution

Lentement, le soleil se couchait derrière les tours du château de Noirmoutier. Une lumière rousse glissait le long des vieilles pierres, caressant les toits du bourg et les pavés de la place d’armes. Dans les profondeurs du donjon, nous attendions. Enchaînés, meurtris, amaigris. Mes compagnons de misère et moi savions que l’aube serait la dernière. Nous étions le 3 janvier 1794. Demain, on nous exécuterait devant les murs mêmes de cette forteresse qui, jadis, protégeait l’île des pirates et des tempêtes. Moi, je m’appelle Alphonse. J’ai vu le jour à Barbâtre, entre les dunes et les marais. Mon père extrayait le sel, ma mère ramendait les filets avec les épouses des autres pêcheurs sur le port. Quand la guerre a déchiré la Vendée, j’ai pris les armes. Par fidélité. Par instinct. J’ai marché sous la bannière blanche, avec les gars de l’île, et j’ai combattu jusqu’à Noirmoutier. Jusqu’à cette geôle. Mais ce soir, dans cette cellule froide où l’air sent l’algue et la rouille, je ne pense n...

Cœurs Vendéens , le coquillage

Vingt années avaient passé depuis l’hiver sanglant de 1794. La mémoire des guerres s’était estompée, mais dans certaines veines, les plaies demeurent ouvertes. Alphonse, lui, portait toujours au fond de sa poitrine ce vide que ni les saisons ni les voyages n’avaient comblé. Il avait fui Noirmoutier par une nuit d’embruns, serrant contre lui le petit coquillage en forme de cœur, cadeau d’Élise. Sous les filets trempés de la barque de Pierre, il avait senti chaque battement de son cœur résonner comme un glas. L’île s’était éloignée dans la brume, et avec elle l’image de son amour perdu. Exilé d’abord à Nantes, puis à Bordeaux, il s’était fait marin de fortune. Les ports du Portugal, de l’Angleterre et des colonies lui avaient offert du pain, du travail, parfois même un semblant de fraternité. Mais jamais l’oubli. Chaque fois que sa main effleurait le coquillage, le visage d’Élise renaissait dans ses songes. En ce printemps 1814, alors que la France vacillait entre Empire déchu et retour ...

Cœurs Vendéens , la résistance

Printemps 1816. Sur l’île de Noirmoutier, les marais salants brillaient sous le soleil. Les pêcheurs ramendaient leurs filets sur le port de l’Herbaudière, les paysans guidaient leurs bœufs entre les champs de seigle et de blé noir. Mais derrière ce tableau de quiétude, la mémoire demeurait vive. Vingt ans plus tôt, l’île avait été marquée par le sang et le feu. Chacun se souvenait encore du général d’Elbée, fusillé sur la place, des églises incendiées, des familles dispersées par la fureur des colonnes infernales. Et même si le Roi était revenu sur son trône, la paix restait fragile. La France sortait à peine de la tourmente des Cent-Jours, et des agents bonapartistes rôdaient encore, prêts à rallumer la flamme des révoltes. Alphonse et Élise, eux, approchaient de la cinquantaine. Ils s’étaient retrouvés après tant d’années de séparation, marqués par les deuils et les privations. Leur amour, pourtant, n’avait pas faibli ; il s’était au contraire affermi. Ce printemps-là, ils décidèren...