Cœurs Vendéens , l' éxécution
Lentement, le soleil se couchait derrière les tours du château de Noirmoutier. Une lumière rousse glissait le long des vieilles pierres, caressant les toits du bourg et les pavés de la place d’armes. Dans les profondeurs du donjon, nous attendions. Enchaînés, meurtris, amaigris. Mes compagnons de misère et moi savions que l’aube serait la dernière. Nous étions le 3 janvier 1794. Demain, on nous exécuterait devant les murs mêmes de cette forteresse qui, jadis, protégeait l’île des pirates et des tempêtes.
Moi, je m’appelle Alphonse. J’ai vu le jour à Barbâtre, entre les dunes et les marais. Mon père extrayait le sel, ma mère ramendait les filets avec les épouses des autres pêcheurs sur le port. Quand la guerre a déchiré la Vendée, j’ai pris les armes. Par fidélité. Par instinct. J’ai marché sous la bannière blanche, avec les gars de l’île, et j’ai combattu jusqu’à Noirmoutier. Jusqu’à cette geôle.
Mais ce soir, dans cette cellule froide où l’air sent l’algue et la rouille, je ne pense ni au roi, ni aux canons. Je pense à Élise.
Élise, fille d’un marin pêcheur de l’Herbaudière. Son père partait avant le jour, le visage battu par le sel et le silence. Il revenait parfois les filets pleins de sardines argentées, parfois les mains vides. Élise, elle, restait à terre. Elle faisait sécher le linge au vent, soignait son petit frère, et chantait à la tombée du jour, les pieds nus dans le sable.
Je l’ai rencontrée lors de la foire d’été, à Noirmoutier-en-l’Île. Il y avait des rubans, des rires, et l’odeur sucrée des pommes cuites. Elle attendait une tranche de brioche, sur un coin de table, la tête penchée, les cheveux blonds tressés en couronne. Nos mains se sont effleurées par hasard. Elle a levé les yeux. Et j’ai su.
Nous nous sommes aimés à l’abri des regards, dans les recoins oubliés de l’île, sous les pins, entre les bateaux tirés sur la grève. Son amour était simple et vrai, comme les choses de la mer. Elle me parlait des fonds marins, des étoiles, des tempêtes. Moi, je lui racontais la guerre. Elle ne comprenait pas pourquoi je me battais, mais elle respectait mes silences.
Un soir, quand les colonnes républicaines débarquèrent à nouveau sur l’île, elle me supplia de fuir, de me cacher dans les bois, ou même dans une barque. Je suis resté. J’ai suivi le général d’Elbée jusqu’au bout.
Et ils nous ont pris.
Depuis, les jours s’écoulaient au ralenti. Mais ce soir-là, un pas léger résonna dans le couloir de pierre. Puis une voix.
— Alphonse ?
C’était elle. Élise, en manteau sombre, les joues rougies par le vent. Elle s’approcha des barreaux. Ses mains tremblaient. Elle avait marché de nuit, seule, pour me voir une dernière fois. Pas de lettre. Pas de mots écrits. Nous n’avions jamais appris à lire, ni elle ni moi.
Alors, sans dire un mot, elle sortit de son panier un petit coquillage blanc, poli par les vagues. Elle me le tendit entre les barreaux, les yeux humides.
— Je l’ai trouvé près de notre crique. Là où on allait, tu te souviens ? Il a la forme d’un cœur. Je me suis dit qu’il t’attendrait. Même après.
Je l'ai pris dans ma main. Il était tiède de sa paume, salé comme les larmes qu’elle n’avait pas versées.
Puis elle s’approcha encore, si près que je sentis son souffle. Elle posa son front contre le mien, à travers les barreaux, et murmura :
— Je ne t’oublierai jamais. Même quand la mer changera de couleur.
Je n’ai rien su répondre. Mes mots restaient coincés quelque part entre ma gorge et mes chaînes. Alors j’ai fermé les yeux. Et j’ai écouté son silence. Son silence me parlait mieux que toutes les lettres du monde.
Elle repartit dans l’ombre.
L’aube perça le ciel. Les tambours retentirent sur la place d’armes. On nous sortit.
Le vent était tombé, mais l’air restait glacial. Des soldats, en ligne, attendaient. Le général d’Elbée, incapable de marcher, avait été porté sur une chaise. Le peuple de l’île s’était massé autour de la place. Certains pleuraient. D’autres détournaient le regard.
Et là, près du puits, je la vis.
Élise. Droite, fière, le visage levé. Elle ne pleurait pas. Ses yeux brillaient d’un feu doux, comme un phare au bord du monde. Elle me regardait, sans bouger.
Dans ce regard, il n’y avait ni peur, ni colère. Il y avait tout l’amour du monde.
Alors je souris.
Et les coups de feu éclatèrent.
La brûlure me traversa l’épaule et la poitrine. Je fus projeté en arrière, puis le sol glacé me cueillit. Un bourdonnement emplit mes oreilles, et l’aube s’éteignit.
Quand je revins à moi, c’était le froid qui me parlait. Des pas s’approchaient. Les hommes chargés d’emporter nos corps passaient de l’un à l’autre, vérifiant d’un geste rapide si la vie avait disparu.
L’un d’eux s’arrêta sur moi.
— Attends… celui-là respire encore.
Un court silence. Puis un murmure :
— Si on le dit, ils vont l’achever.
D’un geste discret, ils me déposèrent derrière une charrette, hors de vue. La lumière du matin filtrait, et je sentais le sang chaud couler le long de mes côtes.
Un peu plus tard, une course précipitée fendit le silence, et une voix m’atteignit comme un cri d’oiseau perdu :
— Alphonse !
Élise se jeta à genoux près de moi. Ses mains parcouraient mon visage, mes blessures. Elle tremblait, mais ses yeux brûlaient.
— Tu ne mourras pas ici… pas comme ça.
Elle déchira un pan de sa robe, banda ma plaie, puis, avec l’aide d’un des fossoyeurs, me fit glisser dans une petite charrette vide, recouverte d’une bâche.
Nous quittâmes la place d’armes, empruntant des ruelles étroites, puis la route vers les marais. L’air y sentait la vase et la liberté.
Nous atteignîmes une cabane de pêcheur abandonnée, cachée derrière un rideau de roseaux. Là, Élise m’installa sur une paillasse, alluma un maigre feu, et posa le coquillage blanc sur ma poitrine.
— Tu es revenu à moi, souffla-t-elle. Et tant que la mer ne changera pas de couleur, je veillerai sur toi.
Je sombrai à nouveau, mais cette fois, ce n’était plus pour mourir.
Les jours suivants furent faits de demi-sommeil et de fièvre. Parfois, j’ouvrais les yeux et je voyais Élise, penchée sur moi, qui appliquait des linges imbibés d’eau de mer tiède. Parfois, j’entendais seulement le vent siffler dans les roseaux, comme pour me bercer.
Mais l’île n’était pas en paix. Des patrouilles républicaines fouillaient les hameaux, interrogeaient les pêcheurs, inspectaient les granges. On murmurait qu’un des fusillés avait survécu.
Une nuit, des coups frappés à la porte me tirèrent du sommeil. Élise n’ouvrit pas. Deux silhouettes passèrent par l’arrière : c’était Pierre, un ami de mon père, et sa femme Jeanne. Ils apportaient du pain, un peu de vin, et des nouvelles.
— Les Bleus fouillent partout, dit Pierre. Tu dois quitter l’île, Alphonse.
Je n’étais pas encore en état de marcher longtemps, mais rester, c’était condamner Élise à mort si on me trouvait.
Le plan fut décidé dans un silence lourd. Une barque de pêche partirait de l’Herbaudière à l’aube, chargée de caisses de sardines. Sous les filets, on me cacherait. La traversée vers la côte serait brève, mais périlleuse si une patrouille croisait notre route.
L’aube du départ fut couverte d’une brume épaisse, comme si la mer elle-même voulait nous protéger. Élise m’aida à gagner la barque, m’installant sous les filets encore humides. Je sentais l’odeur âcre du poisson mêlée à celle du sel.
Avant que Pierre ne largue les amarres, elle glissa dans ma main le petit coquillage blanc.
— Pour que tu n’oublies pas.
Nos regards se croisèrent une dernière fois. Ses yeux n’avaient pas changé de couleur.
La barque glissa dans la brume. Derrière moi, l’île s’effaçait lentement, comme un rêve qui se dérobe. Devant, un horizon inconnu m’attendait. Mais dans ma poche, serré contre mon cœur, il y avait la mer, le vent… et Élise.
Commentaires
Enregistrer un commentaire