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Lettre à Noirmoutier

Chaque vendredi, à la sortie du collège, je traînais mon sac trop lourd jusqu’à la gare routière. Les autres prenaient leurs vélos, rejoignaient leur quartier, disparaissaient. Moi, j’attendais l’autocar. C’était toujours le même, un véhicule bleu et blanc un peu fatigué, qui empestait le gasoil et l’usure. À l’époque, je n’aimais pas particulièrement l’autocar. Il faisait chaud l’été, froid l’hiver, et l’odeur du plastique chauffé par le soleil me donnait mal au cœur. Mais il me ramenait à toi. Et c’était tout ce qui comptait. Je m’installais au fond, côté fenêtre. Pas pour me cacher, non. Mais pour mieux voir défiler le monde. La ville s’effaçait lentement : immeubles gris, ronds-points, parkings, centres commerciaux... puis les routes s’élargissaient, les champs reprenaient leurs droits. Les noms des villages me devenaient familiers. Un à un, ils formaient un chapelet de promesses : Bouin, Beauvoir-sur-Mer… La mer se rapprochait. Le trajet durait plus d’une heure, parfois deux avec ...

Seconde chance

Son visage reflétait une grande tristesse, mais aussi une résolution sans faille. Guy se tenait debout, immobile, face au monolithe brillant qui pulsait doucement dans la pénombre. Une lumière froide baignait la pièce, irréelle, presque hors du temps. C’était approprié. Il allait devoir faire un choix qui engageait sa vie elle-même, et peut-être celle de milliards d’autres. Derrière lui, la voix synthétique du coordinateur du Programme énonçait calmement les derniers protocoles de transfert temporel. Guy n’écoutait plus. Il connaissait la procédure. Ce qui lui pesait, ce n’était pas la complexité de la mission, mais sa portée. Une mission unique, sans retour possible. Il irait seul. Retourner en novembre 1963. Précisément le 22. À Dallas. À 12h30. Le jour où tout avait basculé. Il avait vu, revu les images mille fois. Le cortège présidentiel, la limousine décapotable, le sourire figé de Jackie, le président qui salue la foule... puis les coups de feu. Le chaos. L’histoire elle-même sai...

Le pêcheur

La charrette avançait difficilement sur le chemin de terre. Les roues grinçaient, enfoncées dans la glaise détrempée, et chaque cahot faisait bondir les caisses en bois qui débordaient de poissons frétillants. Le ciel était bas, chargé de cette lumière grise qui précède la pluie, mais Pierre n’en avait cure. Pour une fois, la pêche avait été bonne. Une nuit entière au large, seul avec les étoiles et le cri des mouettes, pour ramener ce trésor frétillant. Il pouvait rentrer la tête haute, le cœur un peu plus léger. Mais avant de retrouver l’âtre tiède de la maison, les mains de sa femme dans les siennes et les rires des enfants, il lui fallait passer par l’étape la plus redoutée : la halle aux mareyeurs. Ils étaient là, chaque matin, en rangs serrés comme des corbeaux sur une carcasse. Des figures mangées par le sel, des regards durs . On les appelait "les dents du marais", parce qu’ils croquaient dans les espoirs des pêcheurs sans jamais lâcher une pièce de trop. Ils flairaie...

Le dossier rouge

Le président se tenait immobile devant le miroir, les mains appuyées sur le marbre froid du lavabo. La lumière crue des appliques dessinait sur son visage les rides profondes creusées par le pouvoir, l’usure et le doute. Il restait là depuis de longues minutes, à observer ce reflet qui le défiait en silence. Un homme seul. Un homme face à une décision. Dans la pièce attenante, sur le bureau en acajou, le dossier rouge attendait. Le papier était encore intact, mais son poids semblait immense. À l’intérieur, rien que des rapports, des évaluations, des calculs, des conséquences. Tout avait été analysé, simulé, prédit ,tout, sauf l'essentiel : ce que cela ferait de lui. Il savait qu’aucun retour en arrière ne serait possible. La signature au bas de ce document ne serait pas un simple acte administratif, mais une cassure. Une bascule. Un instant que l’histoire retiendrait, ou oublierait, au prix d’un silence pesant. Il fixa le miroir, non pas pour se retrouver, mais pour sonder ce qu’il...

Le Gois

C’était en fin d’après-midi, un de ces jours d’automne où la lumière décline tôt, douce et dorée, caressant les champs et les marais d’un éclat tranquille. Guy avait quitté la maison un peu avant dix-sept heures, sans prévenir. Il n'avait ni téléphone, ni sac. Juste ses clés et son vieux blouson de toile. Il connaissait bien cette route , une petite départementale qui longe les marais salants entre la Guérinière et le littoral . C’était là qu’il aimait marcher quand l’intérieur devenait trop étroit. Il avançait d’un pas calme, les épaules un peu voûtées. Il écoutait le clapotement de l’eau dans les rigoles, le froissement des roseaux dans le vent du nord. De temps en temps, il s’arrêtait pour regarder une pie immobile, ou pour suivre du regard un vol de goélands qui filait vers la mer. Il pensait à tout et à rien. Surtout à rien. La fatigue des dernières semaines, les petits deuils invisibles de la vie, les silences accumulés , tout cela pesait, sans drame, mais avec insistance. Il...

Azad

Le matin avait commencé comme les autres. Un ciel pâle, comme délavé par la poussière et le soleil. Azad marchait seul sur le chemin sec, une route de terre battue qui serpentait entre des collines pelées. Il n’attendait personne. Il ne fuyait rien non plus. À douze ans à peine, il avait déjà appris que le monde ne vous devait rien, surtout pas des explications. Il avait dormi sous un mûrier mort, mangé un quignon de pain trouvé la veille dans une maison vide, et repris sa marche. Il connaissait ce chemin : il menait vers les restes d’un ancien village, partiellement effacé par les combats. Il y retournait parfois, ramassait des objets, cherchait de quoi manger. C’était une routine, presque rassurante. Et puis, il y eut ce grondement. Un bruit lointain, au début. Mais profond. Différent. Azad leva la tête, plissant les yeux vers le ciel éclatant de lumière. Il ne vit rien. Mais le son persistait, sourd, comme si quelque chose d’énorme flottait derrière l’horizon. Il s’arrêta, tendit l’...

Un banc sous les étoiles

Il était une fois un vieil homme qui aimait s’asseoir, chaque fin d’après-midi, sur un banc en bois un peu usé, planté là entre deux platanes dans une rue animée d’une grande ville. Il venait toujours seul, avec sous le bras un vieux journal froissé et un petit sac contenant quelques pièces de monnaie. Il s’installait paisiblement, observait le va-et-vient des passants, et ne manquait jamais de tendre une pièce à une fillette qui faisait l’aumône non loin de là. La petite s’appelait Annie. Elle avait les yeux pétillants d’espoir malgré sa situation, une voix fluette qui débordait de vie, et un sourire franc qu’elle réservait au vieil homme chaque fois qu’il arrivait. Peu à peu, ils se sont mis à parler. Elle lui racontait ses rêves d’avenir, ses envies d’école, ses fantasmes de blouse blanche et de stéthoscope. Lui, l’écoutait avec bienveillance, ponctuant ses récits de conseils simples, de silences pleins de respect et d’encouragements sincères. Les saisons passèrent comme les pages d...