Lettre à Noirmoutier



Chaque vendredi, à la sortie du collège, je traînais mon sac trop lourd jusqu’à la gare routière. Les autres prenaient leurs vélos, rejoignaient leur quartier, disparaissaient. Moi, j’attendais l’autocar.


C’était toujours le même, un véhicule bleu et blanc un peu fatigué, qui empestait le gasoil et l’usure. À l’époque, je n’aimais pas particulièrement l’autocar. Il faisait chaud l’été, froid l’hiver, et l’odeur du plastique chauffé par le soleil me donnait mal au cœur. Mais il me ramenait à toi. Et c’était tout ce qui comptait.


Je m’installais au fond, côté fenêtre. Pas pour me cacher, non. Mais pour mieux voir défiler le monde. La ville s’effaçait lentement : immeubles gris, ronds-points, parkings, centres commerciaux... puis les routes s’élargissaient, les champs reprenaient leurs droits. Les noms des villages me devenaient familiers. Un à un, ils formaient un chapelet de promesses : Bouin, Beauvoir-sur-Mer… La mer se rapprochait.


Le trajet durait plus d’une heure, parfois deux avec les arrêts. Une éternité pour un adolescent impatient. Mais je la vivais comme une traversée. Ce n’était pas juste un déplacement : c’était un passage. Chaque virage me rapprochait de quelque chose de plus profond que moi, quelque chose que je ne savais pas nommer à l’époque, mais qui aujourd’hui encore me bouleverse.


Je savais que l’arrivée approchait quand les pins apparaissaient. Ces grands pins parasols, dressés comme des sentinelles sur le bord de la route. Leur parfum venait se mêler à celui du vent salé, transporté par la mer toute proche. Il suffisait d’un souffle, un seul, pour que mes épaules se relâchent. Toutes les tensions accumulées dans la semaine s’évaporaient. Je respirais enfin.


Et puis, parfois, nous prenions le passage du Gois. Si les horaires le permettaient, si la marée était de notre côté. L’autocar ralentissait, comme par respect. Il empruntait cette route étrange, submersible, étroite comme un fil, bordée d’eau de chaque côté. Je retenais mon souffle. Ce passage me fascinait. Entre deux mondes. Entre deux états. Comme moi, peut-être.


Lorsque les roues retrouvaient la terre ferme, une joie sourde m’envahissait. Une chaleur discrète, mais profonde. J’étais de retour. Chez moi.

À Noirmoutier.


Je descendais au petit arrêt près de l’église. Le chauffeur me saluait d’un signe de tête. Je marchais ensuite jusqu’à la maison, à travers les ruelles calmes. Le gravier crissait sous mes pas, et les murs blancs des maisons rendaient la lumière encore plus éclatante. Il y avait toujours un silence particulier, un silence habité. Pas le silence vide de la ville. Un silence plein de vie, de mer, de vent, de souvenirs.


Je retrouvais le jardin, les volets bleus, l’odeur du linge séchant dehors. Ma grand-mère m’embrassait. Elle savait, elle aussi, que ce lieu avait un pouvoir. Que ce n’était pas qu’une île, mais un refuge.


Les jours suivants étaient simples. Balades à vélo, baignades, marchés, lectures au soleil. Mais au fond, rien n’était jamais anodin. Tout me nourrissait. Chaque cri de mouette, chaque reflet de lumière sur les flots, chaque racine tordue sur un sentier sablonneux me parlait. Je ne comprenais pas encore ce langage-là, mais mon cœur, lui, le comprenait.


Je ne savais pas alors que j’étais amoureux. Amoureux de toi, Noirmoutier. D’un amour muet, naïf, absolu. Pas un amour de carte postale, mais un lien ancien, secret, viscéral. Toi, tu ne me demandais rien. Tu m’accueillais, simplement. Sans jugement. Sans attente. Comme le font les êtres essentiels.


Le temps a passé. J’ai quitté l’île, comme on quitte l’enfance. Non sans douleur. J’ai connu d’autres lieux, d’autres villes, d’autres visages. Mais jamais je n’ai ressenti ailleurs ce que tu m’as offert. Cette paix. Cette justesse. Ce sentiment d’être à ma place.


Et aujourd’hui, alors que mes tempes sont blanches, que ma vie a connu ses tempêtes et ses éclaircies, je suis revenu. Ce matin, j’ai repris le chemin. Non plus dans un autocar, mais à travers la mémoire. Et tout est là. L’odeur des pins. Le vent du large. Le craquement du sable sous mes pas.


Je m’assieds sur le muret du Vieil, comme autrefois. Devant moi, la mer scintille, indifférente et fidèle. Je ferme les yeux.


Je suis chez moi.

Et je comprends.


Je comprends que ce voyage, chaque vendredi, n’était pas seulement une routine d’écolier fatigué. C’était une initiation. Une leçon silencieuse. Tu m’as appris la patience, le rythme lent des choses vraies. Tu m’as appris la présence de ce qui est là, simplement.


Tu m’as appris qu’on ne revient jamais vraiment par hasard. Que certains lieux nous tiennent lieu d’ancrage quand tout vacille. Qu’ils nous habitent même quand on les quitte. Et qu’un jour, inévitablement, on y revient. Non pas pour retrouver le passé, mais pour renouer avec ce que nous sommes.


Je te dois cela, Noirmoutier. Cette fidélité intérieure. Cette façon de regarder la mer et d’y lire autre chose qu’un simple horizon. Cette tendresse discrète pour les choses simples, les silences pleins, les lumières douces.


Alors, je reste là un moment.

Le vent me frôle.

Une mouette passe.

Et dans le battement de ses ailes, je reconnais l’enfant que j’étais.

Celui qui savait déjà, sans le savoir, qu’il reviendrait.


Toujours.

À toi.



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