Le Gois
C’était en fin d’après-midi, un de ces jours d’automne où la lumière décline tôt, douce et dorée, caressant les champs et les marais d’un éclat tranquille. Guy avait quitté la maison un peu avant dix-sept heures, sans prévenir. Il n'avait ni téléphone, ni sac. Juste ses clés et son vieux blouson de toile. Il connaissait bien cette route , une petite départementale qui longe les marais salants entre la Guérinière et le littoral . C’était là qu’il aimait marcher quand l’intérieur devenait trop étroit.
Il avançait d’un pas calme, les épaules un peu voûtées. Il écoutait le clapotement de l’eau dans les rigoles, le froissement des roseaux dans le vent du nord. De temps en temps, il s’arrêtait pour regarder une pie immobile, ou pour suivre du regard un vol de goélands qui filait vers la mer. Il pensait à tout et à rien. Surtout à rien. La fatigue des dernières semaines, les petits deuils invisibles de la vie, les silences accumulés , tout cela pesait, sans drame, mais avec insistance.
Il n’entendit pas le moteur.
Il n’eut pas le temps de se retourner.
Un grondement brusque, une ombre, un choc.
Puis plus rien.
Il rouvrit les yeux.
Il n’était plus sur la route. Plus de bitume, plus de marais, plus de ciel chargé d’automne. Le monde avait changé. L’air semblait plus clair, plus fin. Il n’y avait aucun bruit, sinon un très léger clapotis. Devant lui, une chaussée étroite, mouillée, serpentait à travers une étendue d’eau et de silence.
Il reconnut immédiatement le lieu : le passage du Gois. Cette route submersible unique, qui relie l’île de Noirmoutier au continent, que la mer recouvre à chaque marée montante. Mais Guy n’était pas censé être là. Il était à plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres. Comment était-il arrivé ici ? Et quand ?
Il se redressa, étonné de ne ressentir ni douleur, ni vertige. Tout son corps semblait intact. Mieux : allégé. Il respirait sans effort, comme si l’air lui-même était plus généreux.
Puis il la vit.
Une silhouette, plus loin sur la chaussée. Immobile. Difficile à distinguer. Elle n’avait rien de menaçant. Elle était juste là, droite, tournée vers l’horizon. Guy hésita. Il aurait voulu appeler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il s’approcha. La silhouette ne bougea pas, mais il eut la sensation très nette qu’elle l’attendait.
Alors, sans réfléchir, il la suivit.
Ils marchèrent ensemble, sans échange. La silhouette un peu devant, Guy quelques pas derrière. Le Gois s’étendait à perte de vue, comme une ligne tendue entre deux mondes. À gauche, à droite, l’eau s'étalait, paisible, presque immobile. Le ciel était pâle, sans nuage, sans soleil.
Le temps sembla se dissoudre. Guy ne savait plus depuis combien de temps ils avançaient. Il ne ressentait plus la faim, ni la soif, ni même le froid. Il ne pensait plus vraiment. Il était simplement là, dans la marche, dans le silence.
Au loin, il distingue une forme dressée sur la chaussée : une balise à cage. Ces tours métalliques qu’on installe à intervalles réguliers sur le Gois, pour permettre aux imprudents de se réfugier si la marée monte. Celle-ci était vide, mais elle semblait veiller sur le passage, comme un phare inversé.
Puis une autre. Et une autre encore. Des repères, presque familiers, dans ce paysage irréel.
Guy s’arrêta un instant au pied de l’une d’elles. Il leva les yeux. La cage perchée au sommet semblait flotter entre ciel et mer, suspendue dans un monde sans contour. Là-haut, on pouvait voir loin. Comprendre, peut-être.
Il ne monta pas. Il n’en avait pas besoin. Mais il comprit soudain ce que ces balises représentaient : non pas la peur de se noyer, mais la promesse d’un refuge. Une halte. Une hauteur au milieu du passage.
Il se retourna. La silhouette s’était arrêtée un peu plus loin, et attendait.
Guy sourit sans s’en rendre compte. Il se remet en marche.
Il n’y avait plus de route à atteindre. Plus d'autres rives.
Il y avait le Gois.
Le passage lui-même.
Et dans cette lente traversée, baignée de lumière, de silence, d’espace infini, il se sentit soudain en paix .
Comme si chaque balise, chaque pas, chaque reflet sur l’eau n’était qu’un battement du même cœur immense.
Le sien.
Ou celui du monde.
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