Le pêcheur



La charrette avançait difficilement sur le chemin de terre. Les roues grinçaient, enfoncées dans la glaise détrempée, et chaque cahot faisait bondir les caisses en bois qui débordaient de poissons frétillants. Le ciel était bas, chargé de cette lumière grise qui précède la pluie, mais Pierre n’en avait cure. Pour une fois, la pêche avait été bonne. Une nuit entière au large, seul avec les étoiles et le cri des mouettes, pour ramener ce trésor frétillant. Il pouvait rentrer la tête haute, le cœur un peu plus léger.


Mais avant de retrouver l’âtre tiède de la maison, les mains de sa femme dans les siennes et les rires des enfants, il lui fallait passer par l’étape la plus redoutée : la halle aux mareyeurs.


Ils étaient là, chaque matin, en rangs serrés comme des corbeaux sur une carcasse. Des figures mangées par le sel, des regards durs . On les appelait "les dents du marais", parce qu’ils croquaient dans les espoirs des pêcheurs sans jamais lâcher une pièce de trop. Ils flairaient la fatigue, le besoin, l’urgence , et marchandaient toujours à leur avantage.


Mais Pierre restait confiant. Cette fois, il avait de quoi tenir tête. Les bars étaient dodus, les soles encore souples, les maquereaux brillants comme de l'argent neuf. Il avait même ramené plusieurs homards, une rareté dans ces eaux.


Il attacha son cheval à la barrière en bois et descendit de la charrette. Déjà, deux mareyeurs s’approchaient, flairant le contenu des caisses comme des chiens de chasse.


— C’est frais ? demanda l’un d’eux sans saluer.

— De cette nuit. Pêchés au large du Pilier.

— Mouais… y en a trop pour que ça soit bon.


Pierre ne répondit pas. Il connaissait leur jeu. Trop, pas assez, trop gros, trop petits… Rien n’était jamais à leur goût. Mais cette fois, il avait décidé de ne pas céder.


— J’ai un acheteur à Barbatre, si vous n’en voulez pas. Ils me prendront tout, et plus cher.


Les deux hommes échangèrent un regard. Bluffait-il ? Peut-être. Mais sa voix était posée, assurée. Et les homards rougeoyaient comme des bijoux dans leur caisse.


— Cent francs pour le lot, dit finalement l’un des deux.

— Deux cents, répliqua Pierre sans ciller.


Un silence. Puis le plus âgé hocha lentement la tête.


— Marché conclu.

Quelques minutes plus tard, la charrette vide et les poches un peu plus lourdes, Pierre reprit la route du retour. Le vent s’était levé sur les marais, emportant avec lui une odeur de vase et de mer. La pluie menaçait, mais il s’en moquait. Il avait vendu sa pêche au bon prix. Il avait tenu bon.


Il pensait à ses enfants. Au pain qu’il ramènerait, au morceau de viande qu’il pourrait se permettre. À cette chandelle qu’ils n’éteindraient pas trop tôt ce soir. Ce n’était pas la fortune, mais c’était la fierté. Dans ce pays de terre basse et de ciels lourds, cela valait bien plus.


Il songea à son père, qui s’était plié toute sa vie aux mareyeurs sans jamais hausser le ton, et à son grand-père, qui disait toujours : "Le vent tourne, mais il faut savoir lui parler." Aujourd’hui, le vent avait soufflé en sa faveur, et il lui avait tenu tête.


La maison apparaissait enfin, au bout du chemin. Un filet de fumée s’élevait de la cheminée. Un peu plus loin, sa fille courait sur le pas de la porte .


Il leva la main. Elle cria son nom.


Alors, seulement, Pierre sentit le poids de la nuit et de la lutte quitter ses épaules. Il n’avait pas seulement vendu du poisson. Il avait gagné quelque chose de plus précieux encore : le droit de rentrer fier, le droit d’être debout, sans courber l’échine.


Et cela, aucun mareyeur, aucune mer mauvaise, aucun hiver à venir ne pourrait le lui reprendre.



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