Seconde chance



Son visage reflétait une grande tristesse, mais aussi une résolution sans faille. Guy se tenait debout, immobile, face au monolithe brillant qui pulsait doucement dans la pénombre. Une lumière froide baignait la pièce, irréelle, presque hors du temps. C’était approprié. Il allait devoir faire un choix qui engageait sa vie elle-même, et peut-être celle de milliards d’autres.


Derrière lui, la voix synthétique du coordinateur du Programme énonçait calmement les derniers protocoles de transfert temporel. Guy n’écoutait plus. Il connaissait la procédure. Ce qui lui pesait, ce n’était pas la complexité de la mission, mais sa portée. Une mission unique, sans retour possible. Il irait seul.


Retourner en novembre 1963. Précisément le 22. À Dallas. À 12h30.


Le jour où tout avait basculé.


Il avait vu, revu les images mille fois. Le cortège présidentiel, la limousine décapotable, le sourire figé de Jackie, le président qui salue la foule... puis les coups de feu. Le chaos. L’histoire elle-même saignée à blanc sur Dealey Plaza.


La mission : empêcher l’attentat. Rien de plus. Rien de moins.


Les analystes du futur en étaient convaincus. Si Kennedy survivait, la guerre du Vietnam s’éteindrait avant d’exploser, les droits civiques progresseraient plus vite, et la course aux armements prendrait une autre tournure. Peut-être même que la crise climatique serait freinée, voire évitée. Rien n’était certain, mais les projections donnaient le vertige.


Dans certains scénarios simulés, le monde que cela ouvrirait serait méconnaissable : un monde où la déségrégation s'accélèrerait, où Martin Luther King ne mourrait pas en 1968, où les premières législations environnementales seraient adoptées dès les années 70. Une génération entière aurait grandi sans la peur permanente de la guerre nucléaire, sans les images de corps calcinés du Vietnam. C'était mieux. Beaucoup mieux.


— Vous êtes certain de vouloir procéder ? demanda la voix.


Guy inspira lentement. Il pensa à sa vie, à ceux qu’il laissait derrière : deux filles, une femme, une époque. Il ne les reverrait plus. Il ne les toucherait plus. Mais s’il réussissait… leurs versions d’hier, et celles de demain, vivraient dans un monde plus lumineux.


Il acquiesça.


— Transfert dans trente secondes, annonça la voix.


Le monolithe s’ouvrit, révélant un tunnel de lumière bleue ondulante. Guy y entra, le cœur battant. Il portait sur lui les vêtements d’un agent fédéral des années 60, un revolver caché dans sa veste, et un dossier contenant les informations exactes sur les tireurs.


Car il y en avait deux, selon les nouvelles archives déclassifiées du XXIe siècle. Oswald, oui, mais aussi un homme posté sur le fameux monticule herbeux. Guy savait où frapper, et quand.


La lumière l’engloutit.


Dallas, 22 novembre 1963, 12h15


La chaleur était douce pour un jour de novembre. Les enfants agitaient des drapeaux, les adultes se penchaient sur le trottoir pour mieux apercevoir la voiture présidentielle. Guy avançait d’un pas sûr, le regard balayait la foule, les toits. Il repéra Oswald derrière sa fenêtre du dépôt de livres, puis le second tireur, dissimulé sous un imper beige, sur le monticule.


Il était en avance. Juste ce qu’il fallait.


Il se dirigea vers le monticule, sa main sur l’arme dissimulée. À chaque pas, il sentait le poids du destin s’alourdir.


12h29.


Il sortit son arme. Le tireur tourna la tête, surpris. Guy ne lui laissa pas le temps. Deux coups bien placés. L’homme s’effondra sans un cri.


Puis un troisième coup, plus fort, plus grave. Ce n’était pas lui. Le bruit venait du dépôt. Oswald avait tiré.


Il courut.


Trop tard ?


Non.


La limousine continuait d’avancer. Kennedy s’était penché au moment du tir, peut-être pour saluer une fillette. La balle l’avait frôlé, entaillant seulement son épaule.


Guy hurla :


— À terre ! Attentat !


La foule se dispersa en criant. Des agents fondirent sur la voiture. Kennedy était vivant. Hébété, blessé, mais vivant.


Washington, 1965


Le président Kennedy signait des documents devant les caméras du monde entier. À ses côtés, un homme blond, discret, en costume sombre. Il ne figurait dans aucune archive, n’apparaissait sur aucune photo officielle. Pourtant, il avait changé l’histoire.


Le Vietnam était terminé avant même d’avoir commencé : un accord diplomatique signé avec le soutien du Canada et de l’ONU en 1964. L’armée américaine n’avait pas eu à envoyer des centaines de milliers de jeunes au feu. La génération des baby-boomers, au lieu de revenir brisée du front, se tournait vers l’espace, la science, les arts.


La loi sur les droits civiques avait été renforcée dès 1965, sans les hésitations ni les retards d’un pays en guerre. Les écoles avaient été intégrées plus vite, les discriminations punies plus sévèrement.


L’Agence pour la Protection de l’Environnement avait vu le jour dès 1967, sous l’impulsion de Kennedy. Les premiers satellites climatiques surveillaient la fonte des glaces, les forêts, la pollution. Le monde avait encore des défis, bien sûr. Mais il y avait plus d’espoir. Plus de temps.


Quelque part en 1972 .


Guy vivait caché à présent, sous une nouvelle identité, dans un nouveau monde. Le sien n’existait plus. Mais celui-ci en valait la peine.


Chaque jour, il enseignait les sciences dans un petit lycée, incognito. Il regardait les élèves avec émotion. Ces enfants ne connaissaient pas la guerre. Ils n’avaient pas vu leurs frères partir au front. Ils débattaient d’écologie, de justice, de voyages interplanétaires. Ils croyaient en l’avenir.


Le soir, seul sur le perron de sa maison, il regardait le ciel, songeur.


Avait-il vraiment sauvé l’avenir, ou simplement déplacé les lignes d’un désastre à un autre ?


Il ne le saurait jamais.


Mais au fond de lui, il le savait : il avait offert au monde une seconde chance. Et cela, déjà, valait tous les sacrifices.



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