Là où les lucioles s'éteignent



Il s’appelait Guy.


Quand il était petit, il croyait que les nuages étaient des animaux qui avaient choisi le ciel comme refuge. Il leur envoyait des messages avec des cerfs-volants fabriqués en papier de bonbon. Il parlait aux cailloux, aux flaques d’eau, aux escargots. Le monde, pour lui, était un immense terrain de jeu, une toile fragile faite de rires, de silences et de mystères. Tout semblait possible. Même voler, s’il fermait les yeux assez fort.


Guy vivait dans un village de pêcheurs entouré de marais salants, qui chantaient, et de forêts pleines d’ombres douces. Là-bas, les enfants n’apprenaient pas seulement à lire, mais à rêver. À écouter les choses qui ne parlent pas. À respecter les secrets du monde.


Mais un jour, quelque chose changea.


Ce ne fut pas brutal. Pas un orage, ni un deuil. Juste une dissonance.


Un jour d’automne, un homme revint au village. Un homme d’ailleurs, vêtu de gris, aux mains raides comme le métal. Il avait été enfant ici, jadis, puis il était parti "travailler", disaient les vieux. À son retour, ses yeux ne voyaient plus les lucioles. Il n’y avait plus d’étoile dans sa paume.


Guy s’en approcha, curieux. Il lui demanda :


— Est-ce que les villes rêvent, vous croyez ?


L’homme l’avait regardé longuement, puis il avait dit :


— Les rêves ? Ils ne servent à rien. Tu comprendras un jour. Il faut apprendre à commander, pas à rêver.


Ce fut comme une fissure. Une graine plantée dans l’esprit de Guy. Au début, il continua de parler aux nuages. Mais quelque chose, imperceptiblement, s’était fêlé. La forêt devint silencieuse. Les lucioles moins nombreuses. Et l’étoile au creux de sa main cessa de briller certaines nuits.


À douze ans, il cessa de croire aux arbres parlants. À quatorze, il méprisait ceux qui y croyaient encore. Il se moquait des enfants qui avaient peur dans le noir, car lui, il n’avait plus peur de rien. Il avait appris que le monde ne récompensait pas les doux. Que les poètes finissaient seuls, et les rois en haut des marches.


À dix-huit ans, il partit. Étudia la politique, la guerre, les stratégies. À trente, il dirigeait. À quarante, il commandait.


À cinquante, il était devenu un nom que les peuples craignaient : le chef d’État suprême, dirigeant d’un pays tenu par la peur, où les rêves étaient classés comme menaces à la stabilité.


Il parlait d’ordre. De grandeur. Il écrivait des discours où les mots liberté et obéissance se mariaient sans honte. Il interdisait les livres d’enfance. Brûlait les contes. Emprisonnait les rêveurs. Et dans la paume de sa main, rien ne brillait plus depuis longtemps.


Un soir, seul dans son palais de marbre, Guy entendit frapper à la porte de sa mémoire. C’était un souvenir, fragile comme une feuille.


Lui, petit, courant sous la pluie, parlant aux nuages. Cherchant les lucioles dans le jardin. Il se vit sourire. Il se vit innocent.


Il frissonna.


Et il comprit, d’un seul coup.


Ce n’était pas la guerre, ni le pouvoir, ni même la peur qui l’avaient rendu ainsi. Non. C’était ce moment oublié, quand il avait laissé mourir le garçon aux cerfs-volants. Ce n’était pas un glissement , c’était un meurtre. Le premier. Celui de l’enfant en lui.


Car on ne devient pas tyran en un jour.


On commence par cesser de croire aux lucioles.






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