Décalage
Ma montre indiquait sept heures.
Le ciel, pourtant, avait la couleur d’un matin déjà bien avancé.
Les ombres étaient trop courtes, la lumière trop franche.
Quelque chose n’allait pas.
Une femme passa, pressée, un café fumant à la main.
— Excusez-moi, vous avez l’heure ?
Elle me jeta un regard distrait.
— Dix heures.
Puis elle s’éloigna, sans me laisser le temps de la remercier.
Dix heures.
Je regardai ma montre — sept.
Mon téléphone — sept aussi.
Le monde semblait m’avoir distancé de trois heures, comme si je marchais en dehors de son rythme.
Je me suis mis à courir, sans vraiment savoir pourquoi.
Lorsque j’arrivai au travail, mon responsable m’attendait sur le seuil.
— Vous avez vu l’heure ? Ici, on ne commence pas à onze heures mais à huit !
J’ouvris la bouche, mais aucun mot sensé ne me vint.
Allais-je vraiment parler de décalage du temps ?
J’aurais eu l’air fou.
Les jours suivants, les incohérences se multiplièrent.
Le soleil se levait à des heures imprévisibles, les horloges du bureau semblaient vivre chacune leur propre existence.
Parfois, les secondes s’allongeaient comme des fils d’argent, d’autres fois, elles se contractaient, me laissant le souffle court.
Et moi, je dérivais au milieu de tout cela, incapable de dire si je vivais avant ou après les autres.
Les journaux parlaient d’une fracture du temps, d’expériences qui auraient déstabilisé la trame du monde.
Mais au fond, je savais que ce n’était pas seulement un phénomène extérieur.
Quelque chose en moi s’était déplacé.
J’étais devenu étranger à la cadence du monde.
Puis un matin, tout bascula.
Je marchais dans ma rue, mais tout paraissait ralenti, comme si l’air s’était épaissi.
La lumière vibrait d’une douceur étrange, les sons semblaient venir de loin.
Je sentais chaque pas résonner en écho, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre.
Au coin de la rue, une vitrine attira mon regard.
Derrière la surface du verre, je crus voir… moi.
Pas mon reflet, moi, tel que j’étais hier ou peut-être demain.
L’homme me fixait avec un air de fatigue, les yeux pleins d’incompréhension.
Il leva la main, lentement.
Je fis le même geste.
Le monde vibra, une seconde suspendue entre deux battements de cœur.
Puis tout devint silencieux.
Quand je rouvris les yeux, la rue semblait la même, mais différente.
Le ciel était d’un gris doré, sans soleil ni nuage.
Les passants avançaient sans bruit, les visages flous comme des souvenirs.
Je voulus parler, mais ma voix s’éteignit dans l’air.
Alors j’ai compris : j’avais glissé dans un autre fuseau du réel.
Peut-être celui de mes propres pensées.
Peut-être celui des heures que j’avais perdues.
Depuis, je marche à travers cette lumière douce où rien ne vieillit vraiment.
Parfois, au détour d’une vitrine, j’entrevois à nouveau l’autre moi, celui resté dans le monde d’avant.
Il a l’air de m’attendre, ou de me craindre.
Je ne sais plus.
Ma montre s’est arrêtée.
Sept heures. Toujours.
Peut-être est-ce l’heure où tout s’est figé,
ou bien celle où j’ai cessé d’exister tout à fait.
Mais parfois, lorsque la brume s’épaissit,
j’entends encore battre quelque chose,
non pas le temps,
mais le souvenir du temps.
Et dans ce battement fragile, j’entrevois des fragments du monde perdu :
un rire d’enfant qui s’enfuit au détour d’une rue,
le reflet d’un soleil que je ne verrai plus,
le froissement d’une feuille,
la chaleur d’une main sur la mienne.
Alors je comprends que je ne suis pas tout à fait effacé.
Je suis devenu la mémoire de ce qui fut,
un témoin silencieux entre deux instants,
celui d’avant et celui d’après.
Le monde, peut-être, continue sans moi.
Mais moi, je continue sans le monde.
Dans cet entre-deux où les heures n’ont plus de nom,
Je marche encore, à la recherche d’un battement de cœur qui coïnciderait enfin avec le mien.
Et peut-être, un jour,
quand les aiguilles se remettront en marche,
je saurai si j’ai vraiment disparu,
ou si j’ai simplement pris un peu d’avance.
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