Sous le silence du Sahel
Le véhicule tout-terrain roulait à vive allure.
Ici, les seules limitations de vitesse étaient celles imposées par les imperfections du désert. Le moteur vibrait comme un cœur mécanique, et la poussière dorée que nous laissions derrière nous s’étirait dans le ciel bas du crépuscule.
Je faisais entièrement confiance à Ismaël, mon guide.
C’était un homme du désert : sa peau burinée, son regard d’une profondeur tranquille semblaient faits de sable et de lumière. Il connaissait les replis des dunes comme d’autres connaissent les rues de leur enfance.
Quand il me montra sa montre, je compris que l’heure du bivouac était venue.
En quelques gestes, précis et silencieux, il dressa la tente, alluma un feu et posa une vieille bouilloire cabossée sur les braises.
— Le thé, me dit-il, doit d’abord être amer pour réveiller l’âme, puis sucré pour l’adoucir.
La nuit tombait vite.
Le vent s’était tu, laissant au monde ce silence immense qui pèse sur le désert après le jour. Le sable refroidissait, et le ciel se peuplait d’étoiles à une vitesse presque irréelle.
Jamais je n’en avais vu autant. Elles semblaient suspendues juste au-dessus de nous, si proches qu’on aurait cru qu’un souffle pouvait les éteindre.
Ismaël me fit signe.
— Écoute.
Je crus d’abord qu’il voulait me faire entendre le vent. Mais non.
Dans l’immobilité absolue, un son ténu se faisait entendre : un froissement, un glissement presque imperceptible, comme une marche lente sur la peau du monde.
Je cherchai des yeux l’origine du bruit. Puis je la vis.
Sur la crête d’une dune, à la lisière de la lumière du feu, une silhouette se dessinait.
Transparente, mouvante, comme formée de sable et de lune. Elle semblait flotter plus qu’elle ne marchait.
Je restai figé.
Ismaël ne bougea pas.
Les anciens disent que ce sont des marcheurs éternels, murmura-t-il. Le désert garde leurs pas. Il les rejoue quand le silence est parfait.
La forme s’effaça lentement, comme avalée par l’air.
Et pourtant, quelque chose demeurait. Une sensation de présence, douce et grave, comme si le désert venait de respirer autour de nous.
Nous restâmes silencieux. Le feu se consumait. Le ciel, maintenant, paraissait vivant , un océan d’étoiles vibrantes, un souffle cosmique dans lequel je sentais ma propre pensée se dissoudre.
J’eus soudain l’impression d’être ailleurs.
Pas dans un autre monde , non , mais dans la vérité nue de celui-ci, débarrassée du bruit et de l’illusion.
Le désert n’était pas une autre dimension.
Il était la dimension originelle, celle d’avant les frontières et les horloges.
Quand le sommeil finit par m’emporter, j’eus le sentiment d’être observé , pas par un être, mais par l’infini lui-même.
Je suis rentré à la ville deux jours plus tard.
Le bitume me sembla étrangement étroit après l’espace sans fin du Sahel.
Les klaxons, les enseignes lumineuses, les conversations précipitées : tout me parut d’une futilité criarde.
Les gens me parlaient, mais leurs mots semblaient flotter sans atteindre mon esprit.
Je souriais, j’acquiesçais, mais au fond de moi, un autre silence continuait de vibrer. Un silence plus vaste que tout ce que je voyais ici.
Les nuits étaient les plus difficiles.
Dans ma chambre d’hôtel, j’éteignais la lampe et je regardais par la fenêtre le ciel gris de la ville. Aucune étoile. Juste la brume lumineuse et les halos des lampadaires.
Alors je fermais les yeux. Et aussitôt, je revoyais le désert.
Les dunes bleutées sous la lune, la flamme fragile du feu, le visage calme d’Ismaël.
Et cette ombre, lointaine, sur la crête , comme un souvenir qui ne voulait pas mourir.
Depuis, je marche différemment.
Je mesure mes pas, j’écoute le vent, je guette le silence entre les sons.
Il me semble parfois que le monde autour de moi n’est qu’un décor fragile posé sur quelque chose de bien plus grand , une trame invisible qui relie tout, du grain de sable à l’étoile.
Le désert m’a appris cela :
qu’il n’y a pas de séparation entre les vivants et les morts, entre la matière et le rêve.
Tout respire, lentement, dans un même souffle.
Et parfois, au détour d’une rue, dans le reflet d’une vitre, je crois voir , l’espace d’une seconde , une ombre, fine, translucide, qui m’observe en silence.
Alors je souris.
Car je sais que quelque part, au cœur du Sahel, le désert n’a pas fini de marcher.
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