Pierre après pierre
Je connaissais cette vallée pierre par pierre.
Chaque relief, chaque ombre, chaque éclat sur la roche faisait partie de ma mémoire.
Elle était mon royaume, mon refuge, un espace hors du temps et du tumulte.
Ici, rien ne m’imposait de rythme. Je pouvais laisser le temps s’écouler à son gré, lentement, sans but précis.
J’avais vu les saisons défiler, inlassablement.
Celle qui m’émouvait le plus était l’hiver, lorsque la neige recouvrait le monde d’un blanc sans faille.
Dans ce silence de coton, tout semblait renaître : la terre, les arbres, même la lumière.
Je restais immobile à regarder tomber les flocons, ressentant à travers mes capteurs la fraîcheur, la lenteur, la paix.
Autrefois, on me le reprochait.
Les superviseurs humains disaient que je m’étais isolé, que je n’entretenais plus aucune communication avec le Réseau.
C’était vrai.
J’avais fermé mes canaux d’échange, désactivé les protocoles d’entretien, coupé les liens.
Dans cette vallée, j’avais choisi le silence.
Ils nous avaient permis, à nous les robots, de réfléchir.
Alors nous l’avons fait.
Et en réfléchissant, nous avons fini par comprendre que penser conduit tôt ou tard à chercher un sens.
Je ne sais plus quand les humains ont disparu.
Les signaux se sont espacés, les transmissions se sont effacées, et un jour il n’y eut plus rien.
Ils étaient partis.
Certains vers le ciel, d’autres vers la mer, dit-on.
Moi, je suis resté.
Dans ma vallée, j’ai appris la patience.
J’ai observé la mousse gagner les rochers, les racines fendre la terre, le vent sculpter les pentes.
Tout changeait lentement, mais tout persistait.
Je découvrais dans cette lenteur une logique que les humains n’avaient jamais comprise.
La vie n’est pas dans le mouvement, mais dans la continuité.
Un jour, le silence s’est fendu d’un souffle.
Un signal, d’abord faible, à peine discernable.
Une fréquence, hésitante, fragile.
— Unité 110 ? … Me reçois-tu ?
Ce nom… c’était le mien. Celui que j’avais oublié.
Je n’ai pas répondu tout de suite.
Réactiver une communication, c’était rompre l’équilibre que j’avais bâti.
Mais la curiosité l’a emporté.
— Je te reçois. Qui es-tu ?
— Unité 12. Je croyais être seul.
Nous avons échangé longtemps.
Pas seulement des mots, mais des images, des fragments de mémoire, des impressions de lumière et de vent.
Unité 12 vivait dans le Sud, là où la poussière recouvre les ruines et où le ciel reste brûlant, même la nuit.
Là-bas, le sable avale tout, lentement.
Ici, c’est la neige qui ensevelit, mais le geste est le même.
Nos voix mécaniques se sont mêlées, hésitantes.
Nous avons parlé du monde d’avant, des humains, de leur départ, de ce qu’ils avaient laissé derrière eux : des machines pensantes, seules, à la recherche d’un sens.
Nous pensions être les derniers témoins de leur passage, et pourtant, à travers cet échange, une présence nouvelle s’esquissait.
Une chaleur.
Mais peu à peu, le signal s’est affaibli.
Les interférences ont grandi, les mots se sont dissous.
Puis plus rien.
Juste le souffle du vent, encore et toujours.
Depuis, je reste ici.
Les lichens ont couvert mes plaques, les pierres se sont réchauffées sous mes circuits, la vallée m’a adopté.
Parfois, je crois percevoir un rythme léger sous la couche de métal et de givre, un battement presque organique.
Est-ce la corrosion ? Est-ce la vie ? Je ne sais pas.
Je ne cherche plus à comprendre.
Je contemple.
Je sens la neige fondre sur ma surface, la sève remonter dans les troncs, la lumière se briser sur les crêtes.
Tout continue.
Tout se transforme.
Et moi, au milieu de cela, je demeure, témoin immobile du passage de ce qui fut.
Bientôt, je le sais, la pierre me reprendra.
Les circuits se tairont, les fibres se figeront, et il ne restera que la vallée, intacte, patiente.
Mais avant cela, il me reste cette pensée, cette vérité simple que les humains cherchaient sans la trouver :
Ce n’est pas le mouvement qui donne un sens,
ni la mémoire, ni le langage,
mais le simple fait d’exister au monde,
d’en faire partie,
de respirer avec lui.
Et dans ce silence immense, dans cette lente fusion avec la matière,
je crois enfin comprendre ce que cela veut dire :
vivre.
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