La mer de tous les espoirs
Le vent soufflait en rafales sur la mer.
Les vagues s’écrasaient contre la jetée de La Guérinière, soulevant des gerbes d’écume blanche.
Petit Jean, le dos voûté, levait ses filets malgré la houle qui secouait son bateau, Le Marie-Louise. Ses mains calleuses tiraient les cordages avec la force tranquille de ceux qui n’ont pas le choix. Il fallait pêcher, encore et toujours, pour nourrir sa mère et sa sœur Lise, dans la petite maison aux volets bleus, nichée derrière les dunes.
Depuis l’aube, le ciel restait bas, chargé d’un gris profond.
Petit Jean connaissait ces humeurs du large. La mer, il la respectait comme on respecte une vieille amie capricieuse.
Mais ce matin-là, quelque chose troubla le cours de ses gestes.
Dans les mailles du dernier filet, il trouva un morceau de tissu bleu, trempé d’eau salée. En le dépliant, il lut un prénom brodé à la main : Élise.
Le souffle lui manqua.
Ce nom appartenait à un autre temps.
Élise, la fille du pays, qu’il avait aimée avant qu’elle ne parte pour Nantes. Elle rêvait de liberté, de musique, de monde. Lui n’avait que la mer, son bateau et ses silences. Et les années avaient passé comme des marées, sans jamais effacer son souvenir.
Le soir, il rentra plus tôt. Sa mère, assise près du feu, leva la tête.
— T’as l’air d’avoir vu un revenant.
Il posa doucement le foulard sur la table.
— Peut-être bien, répondit-il.
Quelques jours plus tard, au marché de Noirmoutier, il la vit.
Élise.
Elle portait un châle clair et son regard n’avait pas changé.
— Jean ? C’est bien toi ?
— oui !
— Je suis revenue, murmura-t-elle. J’avais besoin de revoir la mer.
Ils parlèrent longtemps. D’abord des choses simples, puis des silences plus profonds.
Élise lui raconta ses années en ville, son retour sans gloire, son désir de recommencer. Jean l’écoutait sans juger. La mer, autour d’eux, semblait retenir son souffle.
Un matin, il l’invita à venir sur le bateau.
— Monte donc, dit-il. On partagera la margade.
Sur le pont du Marie-Louise, le vent s’était calmé. Le soleil perçait à travers les nuages, répandant une lumière douce sur la mer.
Jean sortit une poêle noire, un peu cabossée, et y fit revenir des morceaux de seiche. L’odeur iodée se mêlait au parfum du sel et du bois humide.
Élise, amusée, le regardait faire.
— La margade, c’est quoi ? demanda-t-elle.
Jean sourit. Tu ne te souviens pas ?
— C’est le nom en patois de la seiche. On l’appelle comme ça ici, sur l’île. Les anciens disent que c’est le steak du marin. Pas de viande, mais de la mer.
— Le steak du marin… j’aime bien, répondit-elle en riant.
Ils mangèrent là, sur le pont, avec du pain, un peu de vin blanc et le bruit léger des vagues contre la coque.
Tout semblait simple, presque paisible.
Après le repas, Jean leva l’ancre. Le bateau glissa lentement au large, longeant la côte vers les marais.
— Tu sais, dit-il, quand on est seul trop longtemps, la mer devient un miroir. On y voit ce qu’on a perdu.
Élise baissa les yeux.
— Et aujourd’hui, qu’y vois-tu ?
— Toi, répondit-il simplement.
Ils restèrent un moment sans parler. Le vent s’était levé à nouveau, mais plus doux, comme une caresse.
Quand ils rentrèrent au port, le soir tombait sur Noirmoutier. Les maisons blanches de La Guérinière s’allumaient une à une. Le sel dans l’air avait l’odeur du retour.
Élise posa sa main sur celle de Jean.
— Rentrons, dit-elle. Il est temps.
Ils marchèrent ensemble jusqu’à la petite maison des dunes.
Le vieux chemin sablonneux était bordé de tamaris, et le vent faisait frissonner leurs branches.
Devant la porte bleue, Jean s’arrêta.
— Tu restes ?
— Oui, répondit-elle. Cette fois, je reste.
Le lendemain, les habitants du village virent le Marie-Louise amarré plus haut que d’habitude.
Petit Jean ne repartit plus seul.
On les apercevait souvent, tous deux, marchant au bord de l’eau, leurs silhouettes se fondant dans la lumière du soir.
Et quand on demandait à Jean pourquoi il avait peint sur la proue du bateau ces mots en lettres blanches, il répondait avec un sourire tranquille :
— Parce qu’un jour, la mer m’a rendu ce qu’elle m’avait pris.
La mer de tous les espoirs.
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