La dernière marche
Mes pas soulèvent la poussière rouge du désert.
Je ne ressens ni chaleur ni froid.
Le vent ne m’effleure pas : il me traverse.
Tout semble suspendu, comme si la réalité avait perdu sa consistance.
Je marche depuis un temps que je ne mesure plus.
Le ciel, d’un bleu trop pur, reste immobile.
Pas un souffle, pas un son.
Seulement le frottement de mes pas sur ce sol d’oxyde et de silence.
Avant ce désert, il y avait la lumière, les chiffres, la certitude.
J’étais responsable de la téléportation intégrée à bord du véhicule stellaire Infinite 212.
Une vie entière consacrée à la rigueur, à la mesure, à la beauté froide des formules.
Rien ne m’échappait , ou du moins, c’est ce que je croyais.
L'Infinite 212, c’était le joyau de la flotte.
Un corps d’acier et de lumière glissant dans le vide comme une pensée pure.
À son bord, nous ne naviguons pas : nous recomposions l’univers, point par point.
Notre mission : maîtriser la translation absolue, transférer la matière et la conscience d’un système à un autre sans vaisseau, sans voyage.
Un rêve ancien, devenu réel.
Je vivais dans l’illusion du contrôle.
Chaque saut était une victoire, chaque réussite une preuve que l’esprit humain pouvait plier la distance, tordre le réel, abolir la mort du mouvement.
Mais plus je progressais, plus quelque chose en moi se fissurait.
Comme une voix sourde, lointaine, qui murmurait que la science n’est qu’un reflet , une manière de ne pas voir l’abîme.
C’est le docteur Fradeau qui a ouvert la faille.
Un homme à part. Calme, passionné, troublant.
Son regard semblait toujours ailleurs, comme s’il percevait quelque chose que nous refusions de voir.
Il disait que la téléportation n’était pas un déplacement, mais un détachement.
Que la matière obéissait, mais que la conscience, elle, hésitait.
Et que dans cet intervalle d’hésitation se trouvait l’âme humaine.
Un jour, il m’a dit :
— Nous croyons voyager à travers l’espace, mais c’est l’espace qui voyage à travers nous.
Je l’avais pris pour un poète perdu parmi les ingénieurs.
Je me trompais.
Lors de son dernier saut, Fradeau a voulu rester conscient pendant la translation.
Il affirmait que si la conscience survivait, elle devait voir ce qu’il y avait entre deux mondes.
Je l’ai regardé entrer dans la chambre du Transvecteur, confiant, apaisé.
Quelques instants plus tard, le champ s’est effondré.
Et Fradeau n’était plus là.
Pas de signal, pas de trace, pas d’erreur.
Simplement… l’absence.
J’ai répété les mesures, compulsé les logs, recalculé les constantes de phase.
Tout était parfait.
Trop parfait.
C’est alors que les rêves ont commencé.
Un désert rouge, un ciel métallique, une marche sans fin.
Toujours la même vision.
Toujours la même impression d’y être déjà allé.
Je pensais à la fatigue, aux effets secondaires du champ.
Mais les rêves sont devenus de plus en plus clairs, jusqu’à l’évidence :
je ne rêvais pas, je m’y rendais.
Et maintenant, j’y suis.
Je ne sais pas quand ni comment la transition a eu lieu.
Peut-être suis-je mort, peut-être seulement désancré.
Ici, tout est stable, silencieux.
Je suis à la frontière du réel et de la mémoire.
Chaque pas que je fais soulève un fragment de ma vie passée.
Le bruit des machines du bord, le rire d’un collègue, le reflet des étoiles sur les hublots.
Puis viennent les moments que j’avais oubliés :
les nuits d’angoisse, les doutes que je refoulais, le regard de Fradeau avant son saut , calme, lumineux, presque joyeux.
Peu à peu, je comprends.
Cette marche n’est pas une errance.
C’est un processus de réconciliation.
Un espace intérieur généré par ma propre conscience pour faire la paix avec ce qu’elle fut.
Le désert n’est pas un lieu : c’est un état.
Un miroir.
Chaque grain de poussière est un souvenir, chaque souffle une pensée qui s’éteint.
Je n’avance pas dans le monde : j’avance en moi-même.
Et soudain, là-bas, à l’horizon, apparaît une lumière.
Fine, verticale, vibrante.
Un rayon d’une pureté presque insoutenable.
Pas une porte, pas une fin , une continuité.
Tout en moi le reconnaît.
Je m’arrête.
Je ferme les yeux.
Je repense à ce que j’ai cherché toute ma vie : comprendre, maîtriser, expliquer.
Et je réalise que le sens n’était pas dans les équations, mais dans ce qu’elles laissaient de côté :
le silence, le doute, la beauté simple du mystère.
Alors je respire profondément.
Je laisse mes pensées se dissoudre dans l’air rouge.
Je souris.
Cette dernière marche n’était pas un châtiment.
C’était un passage.
Un moment pour penser, se souvenir, se pardonner.
Pour laisser la raison s’apaiser et la conscience se fondre.
Je fais un pas de plus.
Le dernier.
La lumière m’enveloppe sans brûler.
Je crois entrevoir la silhouette de Fradeau, immobile, serein, m’attendant depuis toujours.
Puis tout devient calme.
Aucun bruit.
Seulement la paix.
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