L ' image
La chaleur s’installait plus vite que jadis. La Martinique faisait elle aussi face aux défis climatiques. Avant même que le soleil ne s’élève, l’air vibrait d’une lourdeur que les anciens n’auraient jamais imaginée. Mon guide, un Préchotin aux gestes économes, avait insisté pour que nous partions avant l’aube, « avant que la chaleur ne se glisse dans nos os », avait-il dit.
Nous marchions entre les champs de bananes, d’ananas et de canne à sucre, ce trio qui avait façonné le paysage et nourri les générations. Mais la terre y respirait de plus en plus fort, haletante, comme si elle cherchait encore à tenir debout malgré l’étouffement du climat.
Le guide portait sur sa tête un bakoua, chapeau tressé aux larges bords, qu’il tapotait de temps en temps pour le maintenir en équilibre. Il m’expliqua qu’autrefois, ce simple couvre-chef servait à bien plus qu’à se protéger du soleil :
— Le bakoua, c’est un rempart contre la nature quand elle se fait dangereuse. Tu peux même y arrêter la chute d’un tricot rayé, si le serpent décide de se laisser tomber sur toi depuis les feuilles du bananier.
Je levai la tête instinctivement, scrutant les grandes feuilles luisantes au-dessus de nous. Le tricot rayé, avec son venin mortel, était invisible la plupart du temps… jusqu’à ce qu’il tombe. Le guide sourit devant mon inquiétude contenue :
— Ici, il faut marcher en regardant où tu mets les pieds… mais aussi où la nature te regarde.
Le sentier se fit plus étroit, bordé de touffes d’ananas dont les pointes acérées semblaient prêtes à défendre leur territoire. Plus haut, la canne se dressait, rigide, comme une armée de lances végétales attendant un ordre secret.
Nous débouchâmes enfin sur une vallée reculée, là où la cascade d’Anse Couleuvre, fière, tombait de cent vingt mètres depuis une paroi rocheuse couverte de mousse. Les Préchotins venaient ici depuis longtemps pour demander aux ancêtres de bonnes pluies, des récoltes généreuses, et une terre qui continue de donner malgré les saisons folles.
Je voulus saisir ce moment privilégié. Je sortis mon appareil photo.
L’écran grésilla.
Sans que je touche au déclencheur, une image s’afficha.
Ce n’était pas la cascade vivante devant moi…
Mais son spectre.
Elle s’y dévoilait asséchée, flétrie.
Les bananiers, réduits à des tiges noircies.
Les ananas, rabougris, amers.
La canne, étendue au sol comme une forêt vaincue.
La vallée entière… brûlée.
J’ai senti un frisson me traverser, malgré la chaleur.
— L’image-avenir, souffla mon guide.
Je me tournai vers lui. Il avait baissé son bakoua, comme pour se protéger d’un danger invisible.
— La Terre nous prévient. Elle nous montre ce qu’elle deviendra si nous oublions qu’elle nous porte.
J’avalai difficilement ma salive.
— Peut-on changer ce qui doit arriver ?
Le guide fit glisser un doigt sur le tressage du bakoua.
— Un seul serpent tombé dessus, tu peux l’arrêter, le repousser. Mais si c’est toute la forêt qui tombe… quel chapeau pourra nous protéger ?
Un bruissement soudain dans les feuilles de bananiers nous fit lever les yeux. Le guide posa d’instinct sa main sur son chapeau. Un long corps rayé se glissa entre les feuilles, puis disparut plus loin, silencieux.
— La nature parle, dit-il à voix basse. Et elle mord quand on ne l’écoute plus.
Je regardai à nouveau l’écran. L’image tremblait, comme impatiente de devenir réelle.
Cette vallée n’était pas seulement un paysage : c’était un avertissement.
Le bakoua sur la tête du guide semblait minuscule face à tout ce qui menaçait de s’effondrer.
Nous restâmes silencieux, derrière le grondement de la cascade encore vivante.
Parce que demain, au moindre faux pas, l’image pourrait devenir le monde et la nature n’aurait plus besoin de serpents pour nous rappeler que nous étions mortels.
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