Entre les lignes
Rien n’était simple. La formation était exigeante au-delà du possible.
Pour devenir Navigatrice Inter-Univers, il ne suffisait pas de connaître les théories :
il fallait en éprouver les déchirures.
Les univers n’étaient pas des planètes séparées par le vide.
Ils étaient des réalités entières, chacune écrite selon une logique différente.
Pour les franchir, il fallait le Vecteur : une technologie si avancée qu’elle défiait toute loi physique, un vaisseau capable de convertir la matière en hypothèse, et l’hypothèse en trajectoire.
Le Vecteur ne volait pas.
Il lisait les mondes.
Et lorsqu’il trouvait une ligne faible dans la trame de la réalité, il s’y glissait , comme un mot qui change de phrase.
Loriane traversait le hangar de l’Institut, la mâchoire crispée.
Devant elle flottait le Vecteur, immense et pourtant impossible à saisir du regard : tantôt aile souple, tantôt prisme transparent, tantôt simple contour à peine visible,
comme le souvenir d’un objet qui n’aurait jamais existé.
Son instructeur l’attendait, dos tourné, observant les fluctuations de la coque.
— N-36 est en crise, annonça-t-il sans préambule.
— La rumeur d’une écriture supérieure ?
— Oui. Ils découvrent que leur monde pourrait n’être qu’un récit.
— Et ils paniquent…
— Ce trouble fissure leur réalité. Tu dois les apaiser. Avant l’effondrement narratif.
Loriane inspira profondément. Une première mission en solitaire.
Elle posa sa main contre la surface mouvante du Vecteur…
La réalité se tendit. Dans un fracas muet, le vaisseau s’élança.
Le passage ne fut pas un saut.
Ce fut une compression.
Les repères disparurent : plus d’horizon, plus de haut ni de bas, seulement des mots , des phrases entières , qui s’étiraient autour d’elle, en filaments lumineux. Chaque filament vibrait d’histoires, de possibles, de regrets.
Loriane sentit son corps se résoudre brièvement en information.
La transition était un risque constant : oublier qui elle était.
Puis tout s’arrêta.
N-36.
Un monde à la géométrie tyrannique, épuré jusqu’à l’insupportable.
Des angles parfaits, des rues droites, des vies droites.
Mais les habitants ne l’étaient plus.
Ils scrutaient le ciel comme on inspecte un vieux livre :
cherchant une annotation, une faute d’impression.
Un homme s’avança.
— Vous venez du hors-texte ?
— Je viens d’entre les lignes, répondit Loriane.
Le sol se déchira soudain sous leurs pieds :
un quartier entier se plia, se replia , comme une page qui se tournait trop vite.
Les cris montèrent.
Loriane fit apparaître le Vecteur à ses côtés : ce monde ne pouvait plus décider de sa forme. Ici, le vaisseau s’était adapté, devenant un organisme mi-métallique, mi-idée , un correcteur vivant dans une phrase désespérée.
Elle parla, chaque mot mesuré :
— Vous n’êtes pas des jouets. Pas des notes de bas de page. Vous êtes la raison pour laquelle ces lignes existent.
— La raison ? répéta une femme, tremblante.
— Si vous êtes écrits, c’est que l’histoire à déjà un sens.
Un enfant s’approcha, les larmes aux yeux.
— On peut encore rêver ?
— Rêver, c’est déjà écrire la suite.
Le monde se stabilisa.
Un silence neuf, fragile, se posa sur N-36.
Mission accomplie.
Dans le Vecteur, Loriane se reconnecta au réel.
Le couloir dimensionnel s’ouvrit.
Mais elle resta immobile, l’esprit troublé.
À quoi bon sauver des mondes-récits…
… si elle-même n’était qu’un personnage ?
Elle osa formuler la pensée :
— Vecteur… qui écrit nos histoires ?
Le vaisseau vibra, hésitant… puis répondit :
— Lecture impossible. Accès refusé.
Le frisson qui parcourut Loriane n’était pas de la peur.
C’était la sensation d’un rideau soulevé.
Et si le véritable auteur n’était pas l’Institut…
ni une intelligence cachée…
ni un algorithme cosmique…
Mais quelqu’un qui lit en ce moment même ces lignes ?
Loriane fixa un point devant elle , un endroit vide, mais qui, elle en était certaine, n’était pas désert.
Quelqu’un observait.
Quelqu’un décidait.
Peut-être pas son destin…
… mais son chapitre.
Elle referma les yeux et murmura :
— Si nous sommes lus… alors à toi de tourner la page.
Une vibration, un clin d’œil du Vecteur.
Et l’histoire continue.
FIN
(ou peut-être simplement : À SUIVRE)
La suite de l’histoire peut être écrite par chacun d’entre nous.
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