L' état de veille



La nuit allait couvrir le village de son manteau noir.

Au loin, les dernières lueurs s’accrochaient à l’horizon comme si elles hésitaient à disparaître. Puis le silence se posa doucement, ponctué par le bruit régulier d’un volet qu’on refermait, par l’aboiement lointain d’un chien. Les maisons s’endormaient une à une, prisonnières du rythme immuable des jours.


Dans une chambre mansardée, un jeune garçon attendait ce moment avec une impatience fébrile. Ses parents croyaient qu’il rêvassait, qu’il s’acharnait sur ses bricolages sans importance. Ils ne savaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir.


Sur son bureau encombré reposait un appareil singulier, assemblé de bric et de broc. Fils torsadés, circuits usés, condensateurs rapiécés… tout cela ne ressemblait en rien aux machines modernes. Mais pour lui, c’était plus qu’un récepteur : c’était une porte.


Chaque soir, il laissait tomber le casque sur ses oreilles, ajustait les boutons avec des gestes précis, et s’enfonçait dans un univers que nul autre ne semblait entendre.


Au début, ce n’était que du bruit. Un souffle de fond, parfois traversé par des fragments de voix humaines, des échos de radios lointaines, le passage furtif d’un avion. Rien d’extraordinaire. Pourtant, il revenait chaque nuit, sûr qu’il y en avait plus. Comme si, derrière le voile du chaos, quelqu’un attendait.


Et puis, une nuit, la pulsation apparut.

Un battement sourd, régulier, à peine audible. Trop précis pour être un hasard, trop constant pour n’être qu’un parasite. Intrigué, il l’avait noté dans ses carnets, comme un scientifique consciencieux. La nuit suivante, il retrouva la même fréquence. La suivante encore. La pulsation était toujours là, comme fidèle à un rendez-vous invisible.


Avec le temps, elle s’était enrichie. Elle modulait, hésitait, se transformait. Un chant métallique, fragile et continu, venait se glisser entre les parasites. Parfois aiguë, parfois grave, comme une voix qui cherche son timbre. Il l’écoutait des heures, fasciné, hypnotisé par cette étrangeté qui semblait évoluer au fil des nuits.


Il en vint à comprendre, sans savoir comment. Pas avec des mots, pas avec une langue, mais par une évidence intérieure. La pulsation n’était pas un bruit : c’était une intention. Une présence.


Une nuit, alors qu’il ajustait une dernière fois le bouton de fréquence, il crut entendre une phrase. Pas dans l’air, pas dans ses oreilles, mais au-dedans de lui. Une vibration intime, limpide, qui ne laissait pas de doute :


—  Nous veillons.


Il avait arraché son casque, le cœur battant. Avait-il rêvé ? Était-ce le fruit de son imagination épuisée par trop de veille ? Mais la nuit suivante, il était revenu. Et à nouveau, dans les trames du signal, une certitude vibrait. Pas des mots, mais une résonance qui s’imposait à lui.


Depuis ce soir-là, il n’écoutait plus de la même façon. Ses nuits devinrent des traversées. Il ne percevait plus seulement des sons, mais des éclats de visions : des lumières suspendues dans le vide, des architectures de clarté mouvante, des silhouettes translucides effleurant l’espace. Tout cela indistinct, comme vu à travers un voile. Mais assez réel pour le hanter.


Le jour, il errait, les yeux rougis, l’esprit absent. Ses camarades le trouvaient distrait, ses parents s’inquiétaient de sa pâleur. Lui griffonnait sans cesse dans ses carnets : des schémas de fréquences, des dessins de constellations, des symboles qu’il ne savait pas expliquer. Comme si sa main écrivait seule, guidée par une logique étrangère.


Chaque nuit renforçait son lien avec le signal. Il ne dormait plus vraiment. Il n’attendait plus le rêve : il vivait dans un autre état, fragile et vibrant, suspendu entre veille et sommeil. Un état que les autres ignoraient, mais qu’il savait désormais essentiel.


Le signal ne se dévoilait jamais totalement. Jamais de certitude, jamais de preuve. Seulement cette présence muette, cette intelligence qui effleurait son esprit, toujours à la lisière, comme si elle ne voulait pas , ou ne pouvait pas , franchir le seuil.


Une chose pourtant était sûre : il n’était plus seul dans l’univers.

Et chaque nuit, tandis que le village sombrait dans l’oubli des rêves, une chambre close restait éveillée, attentive au battement lointain d’une autre conscience.


C’était cela, son secret.

C’était cela, l’état de veille.


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