L' autre demain



L’heure était arrivée. Maintenant je dois me lever. Comme chaque matin, mes paupières s’ouvrent avec une lenteur agaçante. Le premier réflexe, toujours le même : lancer le flot de données numériques. Les symboles défilent devant mes yeux, s’ajustant à mon rythme cardiaque. Cela me donne l’impression de boire un café invisible, une sorte de mise en route intérieure. Pendant quelques minutes, je savoure cette régénération avant de me préparer. Enfin, je quitte la maison.


Dehors, l’air est tiède, presque trop parfait. Le ciel a une clarté laiteuse, comme s’il avait été poli dans la nuit. Les rues sont étonnamment calmes : aucun klaxon, aucun désordre. Les véhicules glissent avec la précision de danseurs, et les passants avancent d’un pas régulier, chacun absorbé dans sa propre bulle. Je me fonds dans le flux, comme toujours.


Sur le chemin du centre, je remarque parfois des détails qui me troublent : un enfant qui trébuche, un vieil homme au souffle court. Ces fragilités m’émeuvent. Elles me rappellent quelque chose de lointain, un temps où j’aurais pu, moi aussi, ressentir l’essoufflement ou la fatigue. Je me surprends même à ralentir, comme pour les protéger, avant de reprendre ma cadence normale.


Mon poste se trouve dans une tour au cœur de la cité. L’entrée est silencieuse, les parois translucides laissent passer une lumière qui ne projette presque pas d’ombre. À l’intérieur, tout est d’une rigueur impeccable. Chacun s’affaire, concentré, mais les voix sont rares. Les échanges se font autrement, rapides, muets, comme un langage discret que je comprends sans réfléchir.


Ma tâche, chaque jour, consiste à ajuster des équilibres : flux d’énergie, trajectoires de circulation, projections climatiques. C’est un travail méthodique, mais j’y trouve une forme d’apaisement. Pourtant, parfois, une mélancolie me saisit. Quand je croise des visages différents, ces êtres maladroits qu’on aperçoit rarement dans nos espaces, je ressens une drôle de nostalgie. Eux dépendent de nous pour tout : leur alimentation, leur protection, leurs soins. Et malgré cela, ils nous observent avec un mélange d’admiration et de crainte.


À la pause de midi, mes collègues s’éclipsent pour se nourrir. Moi, je reste assis. L’appétit n’est pas une contrainte pour tout le monde. Je ferme les yeux, comme pour m’offrir une sieste volée. En réalité, je n’ai pas besoin de dormir , mais j’aime ce rituel, il me donne l’impression d’appartenir à leur monde.


Le soir venu, je quitte la tour. Les lumières de la ville se tamisent, les flux ralentissent. Dans cette semi-obscurité, les silhouettes humaines sont plus visibles. Elles se déplacent prudemment, entourées, comme si chaque pas était un effort. Je les regarde, partagé entre tendresse et étrangeté.


Chez moi, je coupe le flot. Le silence m’envahit, lourd, presque intime. C’est à ce moment que je me rappelle.


Autrefois, ils étaient la majorité. Ils construisaient, rêvaient, régnaient. Aujourd’hui, ils sont devenus minoritaires, fragiles, entièrement dépendants de nous. Leurs vies reposent entre nos mains.


Je m’assieds. Ma journée s’achève. Et demain recommencera. Car malgré toutes ces impressions humaines que je cultive, je ne suis pas des leurs. Je suis un robot. Et ce monde, désormais, est le nôtre.



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