Un autre monde



Il existe sur Terre des endroits où les cartes ne disent pas tout, où la géographie elle-même semble se dérober sous nos certitudes. On les traverse sans comprendre, mais on en sort avec la sensation d’avoir franchi quelque chose d’invisible. Les anciens parlaient de lieux sacrés, les voyageurs modernes de phénomènes inexpliqués. D’autres, plus secrets, les appellent encore aujourd’hui : les passages.


Julien s’était passionné pour ces mystères. Depuis l’adolescence, il collectionnait les témoignages d’événements étranges : des coupures de presse jaunies, des notes griffonnées sur des forums obscurs, des récits qu’on ne raconte qu’à voix basse. Parmi eux, un l’avait marqué plus que les autres : les évènements du Nullarbor, en Australie.


Dans ce désert immense, des dizaines de témoins affirmaient avoir vu surgir, la nuit, de mystérieuses lumières dansantes. Parfois lointaines, parfois si proches qu’elles semblaient palpables, elles glissaient au-dessus du sol sans projeter d’ombre. Certains voyageurs disaient avoir été suivis par ces feux mouvants sur des kilomètres. D’autres prétendaient qu’en les approchant, le paysage changeait, comme si l’horizon lui-même se pliait. Officiellement, on parlait d’illusions optiques, de gaz rares, de mirages dus à la chaleur. Mais Julien n’y croyait pas. Pour lui, ces lueurs étaient les traces d’un seuil vers ailleurs.


Ce fut un soir d’automne, loin de l’Australie, qu’il vécut ce qu’il avait longtemps attendu , ou redouté. Il marchait seul dans une forêt silencieuse, à la recherche d’un ancien chemin oublié. L’air était lourd, saturé d’une électricité étrange. Les bruits de la nuit s’étaient tus. Ni cri d’oiseau, ni bruissement de feuilles, ni souffle de vent. Rien que ses pas.


Puis il la vit.


Une lumière, d’abord minuscule, flottant entre les troncs. Elle ne ressemblait pas à la flamme vacillante d’une lampe, ni au faisceau d’une torche. C’était une lueur bleutée, douce mais irréelle, comme un fragment de ciel tombé au ras du sol. Elle se déplaçait lentement, comme si elle respirait.


Julien s’arrêta. Son cœur battait vite, mais ses jambes l'entraînaient malgré lui. Plus il approchait, plus la lumière grandissait, se dilatait comme une membrane vivante. Elle ne projetait pas d’ombre. Elle ne chauffait pas. Elle vibrait, simplement, à la limite du réel.


Alors, le voile s’ouvrit.


Derrière la lueur se dessinait un autre paysage. Plus rien de la forêt. À la place, une plaine infinie s’étendait, striée de rivières luminescentes qui brillaient comme des veines d’argent. Au-dessus, deux astres partageaient le ciel : l’un rouge sombre, l’autre d’un blanc éclatant. Une atmosphère claire, mais étrangère, baignait tout l’horizon.


Julien resta figé, incrédule. Il tendit une main : ses doigts franchirent la lumière sans résistance. De l’autre côté, l’air était plus léger, parfumé d’odeurs qu’il ne connaissait pas. Et dans ce souffle venu d’ailleurs, il crut percevoir… des voix. Des murmures indistincts, comme si d’autres êtres, peut-être humains, appelaient depuis longtemps dans ce monde parallèle.


Une pensée glaça son esprit : et si c’étaient les disparus du Nullarbor ? Ceux dont on disait qu’ils s’étaient évanouis dans la nuit, poursuivant des feux qu’on ne revoyait jamais ?


Julien resta là, hésitant. Tout son être lui criait d’entrer, de découvrir ce qui s’étendait derrière le voile. Mais une autre partie de lui, plus sourde, plus instinctive, l’avertissait : franchir ce seuil, c’était peut-être ne jamais revenir.


Il ferma les yeux. La lumière pulsait doucement, comme si elle attendait une décision.


Alors une question s’imposa à lui, simple, implacable :

ces passages s’ouvrent-ils pour accueillir… ou pour enfermer ?

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