Pas de vagues
Nous le savions.
Depuis toujours, en réalité. Nous n’avons jamais eu besoin de fouiller leurs archives ou d’épier leurs communications pour le comprendre : ils commençaient à entrevoir ce qu’ils n’auraient jamais dû soupçonner. Lentement, avec maladresse, ils grattaient la surface d’un monde qui n’était pas le leur.
Ils , les humains de la surface , occupaient à peine trente pour cent de la planète. Une frange fragile de terre, sillonnée de frontières artificielles, rongée par leurs guerres, leurs crises et leurs illusions de maîtrise. Le reste… le reste, c’était nous.
Soixante-dix pour cent. Enfin… soixante-cinq, pour être honnête. Nous avions laissé les cinq autres. Une marge de tolérance, un leurre. Les scientifiques de la surface en avaient fait leur terrain de jeu : les dorsales océaniques, les fosses, les abysses , autant de noms sur des cartes incomplètes. Ils multipliaient les missions d’exploration, déposaient leurs sondes, lançaient leurs drones. Et toujours, ils revenaient aux mêmes endroits, là où nous avions semé des traces volontairement ambiguës. Des artefacts vides, des mouvements simulés, des signatures thermiques fabriquées.
Leur obsession pour la répétition les aveuglait. Leur science se voulait rigoureuse, mais elle était paresseuse. Nous n'avons jamais cherché à nous cacher. Nous n’en avons jamais eu besoin. Notre civilisation n’est pas dissimulée : elle est simplement incompréhensible à leurs yeux. Trop vaste, trop ancienne, trop silencieuse.
Ils raisonnent en kilomètres. Nous existons en couches. Leur regard ne perçoit que la lumière. Le nôtre ressent les pressions, les variations magnétiques, la mémoire des sédiments.
Par trois fois, nous avons tenté un contact indirect.
La première fois, c’était lors de l’incident de l’archipel Crozet. Un de nos vaisseaux remonta par erreur à moins de mille mètres de profondeur. Il émit un champ gravitationnel secondaire qui fit exploser leurs instruments. Les chercheurs parlèrent de "séisme sous-marin localisé".
La deuxième fois, nous avons volontairement émergé à proximité d’un sous-marin nucléaire. Une forme gigantesque, bioluminescente, a frôlé sa coque. L’équipage a juré voir une cité engloutie se déplacer. Les autorités ont classé le rapport : hallucination collective liée au stress.
La troisième fois, nous avons laissé un de nos drones pénétrer dans l’un de leurs volcans sous-marins éteints. Il a été filmé brièvement. Les images sont disponibles sur leurs réseaux. Mais ils en ont fait un fake, un montage, un mythe pour adolescents.
Des vaisseaux interstellaires capables de traverser les couches de pression océaniques, de se reconfigurer dans des poches thermiques mouvantes, sortant littéralement des fonds marins… cela aurait pourtant dû poser question. Mais ils n’ont pas de culture du doute. Ils n’ont qu’une culture du spectacle.
Certains parmi eux, pourtant, ont commencé à percevoir la vérité. Des marginaux. Des théoriciens rejetés, des géologues en fin de carrière, des enfants rêvant de monstres marins. Ils posent des questions que les institutions ignorent.
— Pourquoi certaines zones marines restent-elles anormalement chaudes, malgré l’absence de volcanisme ?
— Pourquoi les signaux ultra-basses fréquences se perdent-ils dans le Pacifique Sud ?
— Pourquoi observe-t-on des déplacements de masses équivalentes à des continents dans les couches profondes, sans explication tectonique ?
Mais ces voix sont étouffées. Ridiculisées. La vérité ne passe pas dans leurs algorithmes.
Ils ne savent pas que nous avons vu leur naissance, observé leur montée, toléré leurs erreurs. Nous étions déjà là quand les premiers cétacés sont sortis de la mer pour revenir au rivage. Nous étions là quand l’Homo sapiens a suivi les rivages à la recherche de poissons. Nous étions là quand ils ont construit leurs ports, creusé leurs pipelines, massacré les récifs.
Et nous avons fait… ce que nous faisons toujours.
Nous avons attendu.
Notre puissance n’a pas besoin de jaillir. Elle est partout. Diffuse. Inaperçue. Un courant lent et profond, plus puissant qu’un tsunami. Chaque cité sous-marine que nous avons construite est ancrée dans la mémoire de la planète. Nos technologies ne polluent pas, elles s’intègrent. Nos vaisseaux ne conquièrent pas, ils régénèrent.
Nous n’avons jamais cherché la guerre.
Mais nous avons compris que leur agitation devenait dangereuse.
Il y a quelques mois, ils ont déclenché une série d’explosions expérimentales dans l’Atlantique Nord. Ils appellent cela "séisme contrôlé pour modélisation". Ils cherchent des ressources, du gaz, des terres rares. Ils ont réveillé une faille que nous maintenions stable depuis un millénaire. Trois de nos habitats ont été détruits. Des pertes. Inacceptables.
Depuis, nous avons modifié notre approche. Un glissement discret des protocoles d’observation vers les protocoles de dissuasion. Rien d’hostile. Pas encore. Mais les interférences magnétiques autour de leurs bases navales ont été renforcées. Leurs satellites ont commencé à perdre des données en survolant certaines zones océaniques. L’alerte est montée dans leurs institutions militaires, mais ils n’ont aucune cible à désigner.
Car nous sommes déjà là.
Partout.
Nous sommes dans les sédiments sous leurs ports, dans les failles qu’ils évitent, dans les eaux qu’ils considèrent mortes. Ils nous appellent "mystères", "phénomènes", "anomalies". Ils parlent de trous noirs sous-marins, d’ondes erratiques, de signaux sans écho.
Mais nous n’avons jamais été des ombres.
Nous sommes l’autre face de leur monde.
Ils commencent à comprendre. C’est trop tard pour qu’ils nous arrêtent. Mais peut-être encore temps pour qu’ils apprennent à écouter.
Si tel est leur choix.
En attendant, nous ne faisons…
Pas de vagues.
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