La symphonie des marées



Comme un orchestre qui accorde ses instruments avant la première note, tout se préparait dans un silence rythmé. Le vent posait ses doigts sur les cordes du large, les coques des bateaux vibraient à peine, les bottes glissaient sur le quai dans un frottement feutré. Les voix étaient basses, les gestes précis. Chacun à sa place, comme un musicien dans la fosse. La marée allait baisser, et avec elle, la partition du jour commencerait.


Les saisons passaient ici sans faire de bruit. On ne les sentait pas comme en ville, où les vitrines changent, où les horaires s’allongent à l’approche de Noël. Ici, c’est la mer qui décide. Les marées dictent nos journées, comme une horloge étrange qui avance et recule deux fois par jour.


Depuis quelques mois, je fais partie de l’équipe. Pas à temps plein, je suis encore au lycée, mais dès que je peux, je viens. J’y trouve quelque chose que je ne trouve nulle part ailleurs. Et aujourd’hui, c’était une marée d’après-midi. Ma préférée. On mange à midi, on discute un peu avec les anciens, et surtout, on profite du casse-croûte sur les parcs, quand le plus gros du travail est fait.


La platte attendait, tranquille, amarrée au port du Bonhomme. Elle flottait sur l’eau brune, bercée par le clapotis régulier. Elle a toujours ce petit air patient, ce bateau, comme s’il savait mieux que nous ce qui allait venir. Mon père m’a fait un signe du menton. J’ai sauté à bord, les bottes pleines d’envie.


Cap vers les parcs. L’air salé me griffait les narines, un goût de large. Le ciel, pâle, laissait passer une lumière douce, un peu voilée. Le vent soufflait droit, sans surprise. On a glissé vers les zones découvertes par la mer. Peu à peu, le fond est apparu, bosselé, noir, brillant comme un cuir ancien. Les huîtres dormaient là, sur le sol, accrochées en grappes, minérales, vivantes.


On a commencé sans un mot. Pas besoin de consignes. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Ramasser, séparer, remplir les mannes. Ces grands paniers métalliques, qu’on cale d’abord à deux mains avant de les poser sur la platte. Elles devenaient lourdes, les mannes, à mesure qu’on y entassait les grappes. Mais dans ce poids, il y avait de la satisfaction. Comme si chaque kilo portait un peu de la valeur du jour.


Le travail avançait. L’échine penchée, les bras en cadence. Et les anciens, en arrière-plan, échangeaient quelques phrases en patois. Des mots rugueux, un peu ronds, qui roulaient dans leur bouche comme des galets. Je comprenais presque tout, mais je ne le parlais pas. Trop jeune, peut-être. Ou pas assez enraciné. Je laissais les sons passer, comme on écoute un air ancien, familier sans être le sien.


Puis la mer a commencé à remonter. Doucement mais sûrement. Le signal pour faire une pause. On s’est assis là, sur les algues humides des rochers . On a ouvert les sacs. Le pain, les rillettes, le fromage collant un peu aux doigts. Une bouteille a circulé. Moi, j’ai bu de l’eau fraîche, mais j’ai surtout écouté. Les blagues en patois, les éclats de rire, les souvenirs. Les silences aussi. Ceux qui disent : on est bien, là.


Quand la mer a repris sa place, on a chargé les dernières mannes sur la platte. Le soleil penchait à l’ouest. Il dorait les coques, les cabanes de bois, les visages fatigués. Mais la journée n’était pas finie.


On s’est retrouvés dans la cabane. Pas bien grande, un peu penchée, un peu sombre. Mais pleine de chaleur. De sel, de métal, de bois mouillé. Et surtout, de présences. Les femmes étaient là, prêtes à détroquer. Concentrées, elles manipulaient les grappes avec une dextérité tranquille. Elles séparaient les huîtres une à une, d’un geste sûr, sans jamais briser la coquille.


Le bruit avait changé. Plus doux. Juste le crissement des coquilles, quelques mots chuchotés, la radio qui grésillait un vieux morceau. J’ai regardé un moment sans rien dire. Ma mère était là. Elle m’a vu, ne m’a pas parlé, mais m’a souri avec les yeux. C’était suffisant.


Je me suis assis, un peu gauche. Pas encore rapide, mais appliqué. J’ai pris une grappe, je l’ai tournée dans mes mains. Elle ressemblait à un monde miniature. Rugueux, tordu, sale parfois, mais fragile. Chaque huître avait sa place. Et pourtant, il fallait les détacher. Trier. C’est là que se jouait l’avenir de la saison. Dans ces gestes répétés, dans cette attention silencieuse.


Dehors, la lumière tombait. Les flaques, à peine ridées, reflétaient les derniers éclats du ciel. Les mannes vides s’empilaient lentement. Au loin, un chien aboyait, une porte grinçait, une moto passait sur la route.


Et moi, les bras lourds, les mains pleines de boue séchée, je regardais tout ça. La cabane, les gens, les huîtres. Elles avaient l’air banales, avec leur coquille rugueuse. Mais elles étaient le cœur battant de notre monde. Elles contenaient la mer, l’effort, les familles, les matins froids, les marées du soir.


Et, d’une certaine manière, dans leur silence, elles contenaient aussi un peu de moi.


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